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Le tabou persiste

Dossier | publié le : 07.02.2018 | Lou-Ève Popper

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Le tabou persiste

Crédit photo Lou-Ève Popper

Depuis presque dix ans, les pratiques religieuses, essentiellement liées à l’Islam, se multiplient en entreprise et mettent les managers en difficulté. Pourtant, les syndicats comme les employeurs peinent encore à regarder la réalité en face.

Michel Brissaud travaille dans les ressources humaines depuis vingt-cinq ans. En janvier 2015, il a été confronté, pour la première fois de sa carrière, à une gestion délicate du fait religieux en entreprise. À cette époque-là, il devient le DRH d’un groupe d’assistance aux compagnies aériennes, dont l’activité consiste notamment à gérer l’enregistrement des passagers et des bagages dans les aéroports de Paris.

À Roissy-Charles-de-Gaulle, les salariés du groupe habitent en grande majorité en Seine-Saint-Denis. 70 % ont des origines nord-africaines et la moitié d’entre eux sont musulmans, rappelle Michel Brissaud. Tout se passe bien jusqu’aux attentats de Charlie Hebdo. À partir de là, le climat se détériore : après enquête de la Police de l’air et des frontières et de la DGSI, plusieurs employés se voient, en effet, refuser le renouvellement de leur badge donnant accès aux zones sécurisées de l’aéroport. Des casiers sont fracturés par la police. Et pendant ce temps, des tensions éclatent entre salariés : « Un employé musulman s’est mis à prier ostensiblement sous le nez de ses collègues en plein milieu de sa vacation. Ça a dégénéré en insulte raciste ». Michel Brissaud décide alors de régler la chose en coulisses. « Je suis allé voir un délégué syndical musulman qui avait une autorité morale sur ses coreligionnaires. Je lui ai demandé de calmer leurs ardeurs. Après ça, il n’y a plus aucune embrouille dans cette filiale. » Plus tard, en 2016, c’est au tour d’un autre représentant syndical de refuser de serrer la main à une collègue RH femme. Cette fois-ci, le DRH ne réagit pas : « Je n’ai pas pris de sanction contre lui. D’abord parce que ma collègue elle-même ne se sentait pas offusquée. Et surtout parce que j’avais d’autres choses plus urgentes à gérer… ».

Des incidents en légère augmentation

Autant le préciser tout de suite, les cas comme celui-ci sont très rares : les strictes règles de sécurité liées au secteur aérien, la peur d’une montée des discriminations ont concouru à rendre le cocktail explosif. Mais dans l’immense majorité des entreprises françaises, la gestion du fait religieux n’est pas aussi problématique. L’étude 2017 de l’Observatoire français du fait religieux en entreprise (OFRE) montre que les manifestations religieuses sur le lieu de travail se cantonnent, la plupart du temps, à des ports de signes religieux ostentatoires, à des demandes d’absence pour une fête religieuse ou d’aménagement du temps de travail (planning, horaires), ou encore à des prières pendant les pauses. Rien de bien conflictuel, donc.

Les manifestations perturbant l’organisation du travail ou transgressant les règles légales, comme le fait de refuser de travailler avec une femme ou sous ses ordres, de réaliser des tâches ou encore de faire du prosélytisme sont extrêmement minoritaires, de l’ordre de 7 % des cas. Ces incidents, en légère augmentation, sont pour autant à surveiller de près, rappelle Lionel Honoré, professeur des universités et directeur de l’OFRE. « Mais ils peuvent générer de vrais blocages. »

Depuis 2013, les études de l’OFRE ont montré la hausse, puis la banalisation, du fait religieux au travail. En 2017, 65 % des salariés interrogés ont ainsi déclaré observer de façon régulière ou occasionnelle des faits religieux dans leur situation de travail (ils n’étaient que 44 % en 2014). « Ces manifestations concernent en grande partie la religion musulmane. Je le dis d’autant plus tranquillement que la grande majorité d’entre elles se gèrent pacifiquement », explique Lionel Honoré.

Pour autant, ces multiples demandes et revendications mettent néanmoins en difficulté les managers. Aujourd’hui un manager sur cinq affirme ainsi être débordé par la question de la religion au travail. Résultat, ces derniers sont de plus en plus en nombreux à affirmer que l’entreprise ne doit pas s’adapter aux pratiques religieuses de ses employés (76 % en 2017, contre 60 % en 2016).

La question du vivre ensemble

Malgré ces chiffres éloquents, le monde de l’entreprise peine encore à prendre la mesure du phénomène. À l’ANDRH, on estime que les chiffres de la dernière enquête sont à prendre avec des pincettes : « Certes les signes visibles sont plus fréquents. Mais il ne faut pas oublier que la consultation a été faite dans un contexte social particulier, celui d’un monde marqué par la menace terroriste et par une forte anxiété », affirme ainsi Bénédicte Ravache, la secrétaire générale de l’association.

Du côté des syndicats, on pèse aussi ses mots. « Je ne peux pas affirmer que le fait religieux a augmenté dans l’entreprise. Nous n’avons pas, en tout cas, de remontée dans ce sens. Tout ce que je peux dire c’est que j’ai le sentiment que c’est la sensibilité au fait religieux qui s’est amplifiée plus que le fait religieux lui-même », déclare Frédéric Sève, secrétaire national de la CFDT. Mais alors, pourquoi la Confédération a-t-elle choisi de publier, en octobre 2015, un guide sur le fait religieux en entreprise ? Réponse : « Ce n’est pas parce que le phénomène n’est pas massif qu’on ne doit pas le traiter. Aujourd’hui, très peu de salariés se font licencier et pourtant il faut en parler. D’autant que le fait religieux pose la question du vivre ensemble ». À la CGT, la réponse est moins nuancée. Sans ambages, la secrétaire confédérale Céline Verzeletti affirme que « non, le fait religieux n’est pas monté en puissance ces dernières années. Les cas problématiques, que l’on ne peut pas régler de manière consensuelle, restent très isolés ».

Poussées communautaristes

Le Medef affiche, lui aussi, une attitude sereine. « Cela fait longtemps que la sphère intime a pénétré l’entreprise. Aujourd’hui, le manager se préoccupe déjà d’aménager, lorsque c’est praticable, des emplois du temps qui arrangent les parents avec des gardes alternées. Il n’y a pas de raison qu’il ne puisse pas arbitrer de la même façon avec les demandes d’ordre religieux. L’important est que ça ne perturbe pas l’organisation du travail et que cela ne soit pas considéré comme un dû systématique », affirme Armelle Carminati, présidente de la Commission Innovation sociale et managériale du Medef. Pour autant, cette dernière le reconnait : « gérer le fait religieux en entreprise ne pose pas problème tant que les demandes des salariés sont individuelles ». Dès lors que des revendications religieuses prennent un tour collectif, la situation se complique. « Des groupes de salariés peuvent noyauter les organisations syndicales pour instaurer du communautarisme dans leur organisation et asseoir leurs revendications religieuses. C’est un phénomène nouveau. L’exemple le plus connu est celui de la RATP, mais d’autres entreprises peuvent être confrontées au phénomène », rappelle Géraldine Galindo, professeur à l’ESCP Europe et co-auteur de « Management et religions » (Editions EMS).

Lorsqu’une poussée communautariste est constatée, les managers de proximité sont-ils soutenus par leur hiérarchie ? Oui, mais seulement dans les grandes entreprises, nuance Lionel Honoré. « Depuis 2013, les services RH et juridiques ont affiné leurs outils et viennent en aide aux managers. Ils peuvent aussi envoyer des signaux internes forts avec la rédaction de chartes, de règlements intérieurs et avec des discours de la direction. Par ailleurs, les entreprises craignent moins d’aller au conflit, y compris lorsque cela peut déboucher sur des contentieux juridiques. En revanche, dans les PME, les managers restent désemparés. » D’autant que la formation au fait religieux reste l’apanage des grandes entreprises. « Les formations d’une journée ou d’une demi-journée pour les managers y sont aujourd’hui quasi généralisées. Elles leur permettent de renforcer leurs connaissances juridiques et de parler de cas concrets », affirme Géraldine Galindo.

Des managers désemparés

Pour autant, en raison du sujet très sensible, certaines sociétés se refusent encore à former leurs managers. Par crainte d’être taxées de racistes ou d’islamophobes ? Peut-être. Il faut dire que certains consultants n’hésitent pas à sortir du terrain juridique pour aborder de front le sujet, quitte à heurter les sensibilités. Guy Trolliet est islamologue, spécialiste du monde arabo-musulman et forme le personnel pénitentiaire et la police sur l’islam radical. Son souhait ? Que les managers comme les DRH soient formés sur trois points : le cadre juridique, l’esprit de la laïcité et la connaissance de la religion. « Il y a aujourd’hui un courant de l’islam qui est expansionniste et qui veut l’imposer dans la société. C’est une politique de grignotage. Faire du prosélytisme en entreprise en fait partie. Il ne faut pas se voiler la face par rapport à ce courant », affirme-t-il. Entre 2013 et 2016, plusieurs entreprises et cabinets de conseil l’ont contacté. Sans suite.

Auteur

  • Lou-Ève Popper