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Le blues des fonctionnaires

À la une | publié le : 07.06.2018 | Adeline Farge

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Le blues des fonctionnaires

Crédit photo Adeline Farge

Souvent jalousés pour leur garantie d’emploi et leurs conditions de travail, les 5,4 millions de fonctionnaires polarisent les préjugés. Pourtant, entre surcharge d’activité, recours accru aux contractuels, horaires atypiques et comportements hostiles des usagers, ils expriment un mal-être de plus en plus profond.

Depuis la révision générale des politiques publiques en 2007, les agents des trois fonctions publiques subissent une vague continue de réformes. Coincés entre des contraintes budgétaires et une demande croissante des usagers, ils se voient souvent imposér des objectifs déconnectés de la réalité de leur métier, ce qui aboutit à une intensification du travail », souligne Philippe Douillet, chargé de mission à l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail).

C’est probablement dans le secteur hospitalier que le constat est le plus criant. Avec le passage en 2007 à la T2A (tarification à l’activité), puis le coup d’accélérateur porté au « virage ambulatoire » par la loi « Hôpital, Patients, Santé et Territoires » de 2009, les agents hospitaliers se sont habitués à travailler sous pression. Pour augmenter le nombre d’entrées et libérer les patients le soir même, les actes de soins sont planifiés sur une même journée. Un mode de prise en charge chronométré qui épuise les équipes et les expose à un risque d’erreurs. « Pour réduire les temps de séjour à l’hôpital, toutes les étapes de la prise en charge doivent s’enchaîner à la bonne vitesse. Le moindre couac devient problématique. Cette organisation à flux tendu ne permet plus aux personnels de souffler », souligne Frédéric Kletz, enseignant-chercheur à Mines Paris Tech. Les cadres de santé doivent jongler avec les plannings pour assurer la continuité des soins et faire tourner les services. Avec un taux d’absentéisme qui dépasse les 8 % chez le personnel non médical, infirmières et aides-soignantes sont rappelées pendant leurs jours de repos pour remplacer au pied levé un collègue. « Avec les postes de contractuels non renouvelés, les absences sont moins remplacées. La charge de travail retombe sur les membres du personnel. Au bout du rouleau, ils se mettent à leur tour en arrêt maladie », accuse Didier Birig, secrétaire fédéral santé du syndicat FO.

Pénurie de candidats.

Au ministère de la Défense, l’opération Sentinelle a déboussolé des militaires qui se sont engagés pour servir le pays. Ce désenchantement a poussé 1 544 soldats à partir en 2017, selon la Direction des affaires pénales militaires (DAPM). « Le plus souvent, les agents rejoignent le service public attirés par des valeurs comme l’absence de logiques financières, la solidarité, l’égalité. Ils ne veulent pas s’investir dans un métier dans lequel ils ne perçoivent pas l’utilité sociale. Lorsque les policiers arrêtent les mêmes personnes et qu’elles sont relâchées derrière, cela crée de la démotivation. De plus en plus de fonctionnaires rejoignent le secteur privé et la fonction publique a du mal à recruter », analyse Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS-Cevipof.

Depuis une décennie, dans l’Éducation nationale, des centaines de postes de professeurs restent vacants à l’issue des concours. Si le niveau insatisfaisant des postulants est pointé du doigt, les raisons de cette désaffection se nichent aussi dans les conditions d’exercice : première affectation dans un département non désiré avec des publics difficiles, refonte incessante des programmes scolaires, multiplication des tâches annexes, reconnaissance professionnelle en berne. Le tout pour un salaire médian de 2 332 euros nets. Dès l’école primaire, le temps dédié à l’enseignement est rogné. Les enseignants passent plus de temps à réclamer le calme qu’à inculquer savoirs et connaissances. « Les chefs d’établissements rechignent à faire des conseils de discipline et avec le manque de personnel de vie scolaire, les enseignants ne peuvent pas exclure les perturbateurs des cours. Ils ne sont pas suffisamment formés à gérer ces conflits », regrette Hervé Moreau, du Syndicat national des enseignants (Snes). Quand ce ne sont pas les comportements hostiles des élèves que les professeurs doivent affronter, c’est le courroux des parents. « Dans les quartiers défavorisés où l’école représente l’institution, certains parents sont défiants à l’égard des enseignants. Notre parole est sans cesse remise en doute. Nous sommes juste là pour garder leurs enfants. En face, nous n’avons aucun soutien de la hiérarchie », estime Laurence, professeure dans une école maternelle classée REP (Réseau d’éducation prioritaire) à Corbeil-Essonnes, menacée physiquement par un père de famille.

Exposés aux agressions.

Comme les enseignants, deux agents de la fonction publique sur trois sont confrontés à la détresse des usagers et sont amenés à intervenir en situation de tensions. Selon une étude de la Dares portant sur les conditions de travail des salariés dans le secteur privé et la fonction publique, si 18 % des salariés du privé ont subi une agression verbale de la part du public, ils sont 29 % dans la fonction publique d’État et 38 % dans la fonction publique hospitalière. Les agents de la fonction publique (72 %) sont aussi plus nombreux à « devoir calmer les gens » que ceux du privé (48 %). « Les métiers de la fonction publique sont davantage exposés aux exigences émotionnelles. Avec le numérique, les usagers sont plus impatients et regardants sur la qualité du service, ce qui joue sur l’énervement. Ils peuvent aussi s’emporter si leurs demandes d’aides sociales ne sont pas satisfaites ou si un mot ne leur convient pas », constate Estelle Mangold, chargé du dispositif de prévention des risques psychosociaux de la ville de Mulhouse, qui a lancé un plan d’action pour lutter contre ces incivilités. Au menu, fiches sur l’identification des situations à risques, formations sur les conduites à tenir en cas d’agression, campagnes de sensibilisation au respect des agents à destination des usagers…

Au Centre hospitalier de Niort un psychologue intervient pour résoudre les conflits et trouver des solutions pour renouer le dialogue. Pris en étau entre les difficultés du personnel et les injonctions de la hiérarchie, les cadres de santé disposent d’un groupe de travail où ils peuvent s’épancher librement sur leurs maux et échanger entre pairs. « Dans les équipes hospitalières, des professionnels aux compétences multiples, relevant de hiérarchies distinctes et travaillant sur des rythmes différents doivent apprendre à cohabiter ensemble. Lors de situations d’urgence, ce choc de culture peut créer des ambiances de travail délétères et aboutir à des ruptures », explique Isabelle Ferreira, directrice du personnel et des relations sociales au Centre hospitalier.

Un lourd retard.

Confrontés à des indicateurs alarmants, explosion de l’absentéisme, recrudescence des burnout, suicides sur les lieux de travail, les employeurs publics se penchent au chevet de leurs agents. Un grand pas en avant car jusqu’à présent les sujets de qualité de vie au travail et de prévention des risques psychosociaux stagnaient en bas de la pile. « Les employeurs publics considéraient que leurs salariés étaient bien mieux lotis que ceux du privé. Il a fallu attendre la crise de France Télécom pour prendre conscience que les fonctionnaires n’étaient pas épargnés par la souffrance au travail », remarque Thomas Coutrot, chef du département Conditions de travail et santé à la Dares. L’accord-cadre relatif à la prévention des risques psychosociaux du 22 octobre 2013, précédé par la généralisation en 2010 des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans toute la fonction publique, a brisé les tabous. Au Centre hospitalier universitaire de Nantes, les médecins et cadres ont été formés par une psychologue à repérer dans leur équipe un syndrome d’épuisement professionnel, à agir sur les facteurs de risques, à orienter les collaborateurs en difficulté vers le psychologue du travail, le médecin de prévention, l’ergonome ou le conseiller en orientation professionnelle.

Mais la fonction publique accuse un lourd retard. « Pendant longtemps les obligations en matière de santé et de sécurité au travail n’ont pas été appliquées. Les CHSCT n’ont ni l’expérience ni les moyens de pression sur l’employeur des instances du privé. Alors que, comme ceux des entreprises, les CHSCT de la fonction publique peuvent recourir à des experts lors de risques graves ou de réorganisations importantes, la plupart de leurs demandes n’aboutissent pas », indique François Cochet, président de la Fédération des intervenants des risques psychosociaux.

Autre point noir, la santé au travail. Dans l’Éducation nationale, il y a 83 médecins de prévention pour suivre 950 000 enseignants. Rares sont ceux qui bénéficient d’une visite médicale quinquennale, pourtant obligatoire, ou d’aménagement du poste de travail. « Il manque aujourd’hui 300 médecins de prévention. Débordés, ils n’ont pas le temps d’assurer un suivi renforcé des femmes enceintes ou des agents de retour d’un arrêt longue maladie. Ils ne gèrent que les urgences. Ce qui entraîne une méconnaissance de la santé réelle des enseignants », déplore Hervé Moreau, membre du CHSCT ministériel. Pour élargir le vivier, la direction des ressources humaines de l’Éducation nationale mise sur la mutualisation des ressources avec d’autres administrations et le coup de pouce des médecins de ville. « Comme les autres secteurs, nous subissons la faible attractivité de la filière. Face à la pénurie de professionnels, nous avons revalorisé les rémunérations et les déroulements de carrière pour les recruter plus facilement », souligne Édouard Geffray, directeur général des ressources humaines du ministère de l’Éducation nationale. L’enjeu est de taille. Au-delà d’accompagner les agents déjà abîmés, la priorité est aujourd’hui de se pencher sur l’organisation du travail avant qu’elle ne crée de la souffrance. Une tâche bien plus ardue.

Un soutien psychologique pour les policiers

En 2017, plus d’une soixantaine de policiers ou de gendarmes ont mis fin à leurs jours. « Au quotidien, nous nous prenons la violence de plein fouet. Lorsque des personnes sont grièvement blessées ou qu’un collègue se fait tirer dessus, nous emmagasinons des images traumatisantes », raconte Sébastien Azgulian, chef de la police municipale de Cavalaire-sur-Mer dans le Var. Afin d’éviter des situations de détresse, la Police Nationale a renforcé, à la suite des attentats terroristes de 2015, sa cellule de soutien psychologique. Près de 82 psychologues cliniciens accompagnent les personnels du ministère de l’Intérieur. Des débriefings auprès des primo-intervenants sont immédiatement organisés après chaque événement choquant ou dangereux, parfois à la demande d’un responsable hiérarchique. Les personnes fragilisées peuvent ensuite bénéficier d’un suivi psychothérapeutique. « Les agents sont pris en charge rapidement après une intervention à risque. C’est important qu’ils puissent verbaliser ce qu’ils ont vécu et évacuer leur souffrance. Cet accompagnement leur permet de réduire les manifestations de stress post-traumatiques, comme des flashs persistants qui perturbent le sommeil et l’équilibre personnel », précise Catherine Pinson, psychologue et coordinatrice du service.

Auteur

  • Adeline Farge