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Un management copier-coller du privé ?

À la une | publié le : 07.06.2018 | Judith Chétrit

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Un management copier-coller du privé ?

Crédit photo Judith Chétrit

Après 25 années de réformes successive dans les administrations, place au vaste chantier Action Publique 2022, lancé par le Gouvernement. Avec une gestion des ressources humaines et une organisation pas forcément adaptées, la fonction publique intègre de plus en plus d’outils venus du privé. Aux manettes, les managers du service public doivent souvent faire de l’expérimentation.

À Dijon, en décembre dernier, le « sprint créatif » des fonctionnaires a duré deux jours. Deux jours pour réfléchir aux leviers de modernisation de l’action publique et de ses acteurs. À l’issue de ce brainstorming, plusieurs pistes ont été esquissées comme un « baromètre pour redonner du sens à l’action managériale » ou une « campagne de valorisation des missions des agents publics ». Cet événement s’inscrivait dans une série d’initiatives impulsées par plusieurs ministères auprès de 5 millions d’agents. « Vous pouvez librement exprimer vos attentes et vos propositions sur les missions et l’action du service public ainsi que sur l’évolution de la politique des ressources humaines ». Ces questions se retrouvent au cœur du vaste chantier lancé à l’automne par le Gouvernement, Action Publique 2022 pour moderniser l’organisation de l’État. Avec la suppression prévue de 120 000 postes de fonctionnaires, les managers risquent d’être aux premières loges d’une administration qui a déjà traversé plusieurs cycles de changement accéléré sur les vingt-cinq dernières années.

Rationalisation de l’action publique ? À chaque Gouvernement son acronyme, la Révision générale des politiques publiques (RGPP) sous Nicolas Sarkozy a ensuite laissé sa place à la Modernisation de l’action publique dès l’arrivée de François Hollande au pouvoir en 2012. Derrière chacun de ces programmes, une volonté de rendre le service public plus performant et qualitatif en introduisant plusieurs outils venus du privé pour améliorer la gestion des ressources humaines et l’organisation des services. Audits internes, contrôle de gestion, travail en mode projet, indicateurs de performances et évaluation du travail des agents sont autant de méthodes qui tracent leur sillon dans les couloirs des ministères. Dès 2005, des « audits de modernisation » sont menés en interne pour faire évaluer les politiques publiques à l’aune d’une logique de résultats et non de moyens. À cette même époque, dans plusieurs ministères-pilotes, des primes à la performance apparaissent pour les postes de direction en administration centrale. Quelques années plus tard, c’est le système de notation qui disparaît au profit d’un entretien professionnel annuel réalisé par un supérieur hiérarchique.

Managers sans formation.

« Les cadres des directions des budgets et des finances publiques de l’État et des établissements comme la Poste et Orange ont été les premières courroies de transmission de ces méthodes avec l’intervention de consultants qui se sont progressivement introduits dans l’administration », analyse Odile Henry, professeure de sociologie au département de sciences politiques de l’université Paris-VIII qui y voit une confusion des genres. « Dans leur cahier des charges, on retrouve leur capacité à identifier les personnes parmi l’encadrement qui pourront contourner les résistances et faire accepter les réformes structurelles mises en œuvre parallèlement auprès d’autres agents. Leur message est aussi porté par des directeurs généraux des services qui ont acquis une culture managériale, alors qu’historiquement l’ethos du haut-fonctionnaire, formé au sein des facultés de droit, dominait ».

Dans le secteur public, la gestion de carrière se fonde sur l’ancienneté avec des agents propulsés managers sans passer par la case formation. Certes, une foule de managers du secteur privé pourraient témoigner de leur apprentissage de l’encadrement sur le tas sans passer par les sempiternels séminaires de formation continue. Pourtant, « l’apprentissage du management dans les écoles du service public relève le plus souvent d’études de cas visant à mettre en œuvre les orientations politiques et budgétaires les plus douloureuses », relève Philippe Bezès, sociologue au CNRS spécialiste de l’administration. Pour Pierre*, ancien directeur des finances d’un département, il a fallu faire des choix au moment de la réorganisation d’une direction logistique avec plusieurs dizaines de postes en moins. « Les contraintes financières nous poussent à trouver des solutions. J’ai dû mettre en place une dizaine d’étapes pour réfléchir à la transformation de certains métiers. Mais le principal outil de management reste de donner du sens à l’action publique et de rendre le meilleur service à l’usager », raconte-t-il.

Selon Émilie Chalas, députée LREM et ancienne cadre de mairie, coordinatrice d’un groupe de travail parlementaire sur la fonction publique, il faudrait davantage former le management intermédiaire. « On ne cesse de bouleverser les missions de chaque organisme et de réorganiser le travail des équipes mais la conduite du changement n’a pas toujours été accompagnée par du management. C’est dans la proximité que l’on peut donner du sens et faire en sorte que le message puisse arriver aux exécutants de catégorie C. Mais ce sont des compétences à acquérir et il faut prendre conscience que c’est une fonction chronophage », estime-t-elle.

Disparité des profils et statuts.

Les agents de la catégorie A font face à plusieurs défis simultanés qui conditionnent aussi la façon de manager une équipe : la complexité d’un système réglementaire et administratif mais aussi l’attention répétée à une bonne gestion des deniers publics. Sans oublier les contraintes politiques et un pilotage multiple qui peuvent ralentir le processus de décision. Un exemple de ce casse-tête ? « On m’a d’abord dit que nous allions fusionner des sites tout en n’en fermant aucun. On m’a ensuite demandé de garder tous les postes d’agents en dégageant des gains de productivité. Et puis on rajoute le fait que nous avons une convention collective qui interdit la mobilité géographique. Du coup, je me dis que s’il faut tout changer pour ne rien changer… », témoigne un agent dans une étude de l’Edhec publiée en 2017 sur les promesses et les paradoxes du leadership public. Un autre cadre interrogé note que « la gestion des RH est beaucoup plus difficile et exigeante que dans le secteur privé. Les deux leviers présents en entreprise, la gestion des carrières et la rémunération, n’existent que très peu. Le seul moyen, finalement, d’obtenir des résultats, c’est le leadership, la conviction ».

Dans le public, un manager doit aussi s’adapter à une plus grande disparité de profils et de statuts. Sans compter que chaque versant de la fonction publique se caractérise par une culture spécifique qu’il n’est pas toujours évident de saisir d’un service à l’autre. Entre des expérimentations, des nouveaux profils à gérer et des comportements professionnels qui évoluent, le management apparaît plus complexe. D’où l’importance du dialogue pour éviter les non-dits, souligne Natacha*, cadre dans le secteur social pour un département de la région parisienne. « Il y a une réticence au changement particulièrement marquée. Il y a souvent une distorsion entre la formation initiale des agents qui insiste sur le cœur de métier, l’accompagnement social et la relation aux usagers et l’impression de subir une commande institutionnelle parfois antinomique à leur métier », relève-t-elle. « Cela ne suffit pas d’émettre une note de service, il faut toujours réexpliquer aux chefs de service mais aussi encourager les communications entre les différentes équipes sur le terrain, surtout lorsqu’il y a des difficultés. Quand on a des professionnels fragiles à l’accueil de publics fragiles, cela ne marche pas », ajoute-t-elle.

Indicateurs et reportings.

Selon une étude du ministère du Travail, si un bon tiers des salariés du privé sont en contact avec des personnes en situation de détresse, ce taux est deux fois plus important dans la fonction publique d’État et encore plus dans la fonction publique hospitalière. Sur le terrain, les encadrants se plaignent de ne pas avoir suffisamment de leviers pour changer la donne. Par exemple, dans la police et la gendarmerie, « les commissaires et les commandants de compagnie regrettent de n’avoir que très peu de marges de manœuvre sur leur budget ou le choix de leurs effectifs avec le jeu des entrées et des mutations. Sur le terrain, plusieurs indicateurs de suivi ont été mis en place plutôt de façon descendante mais le reporting est lourd et est vécu difficilement à tous les niveaux. Les gens ont l’impression de devoir rendre des comptes sans savoir vraiment pourquoi », analyse Jacques de Maillard, chercheur au Cesdip (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales).

La diffusion de critères d’évaluation est également un fait majeur. Cette logique a un effet sur les modes de management car dans le secteur public, la mesure de la performance s’avère compliquée en raison du grand nombre d’objectifs et d’acteurs impliqués. Selon l’inspecteur syndiqué SNPI-FSU de l’Éducation nationale Paul Devin, il est, par exemple aujourd’hui, absurde d’évaluer les établissements en fonction d’un taux de redoublement à la baisse pour mesurer le succès d’une politique éducative. « On a tendance aujourd’hui à penser qu’il n’y a pas d’évaluation sans des résultats chiffrés. On devrait plutôt se demander ce que sont devenus ces élèves. Ce n’est pas un outil de pilotage satisfaisant, au mieux une illusion pour communiquer », estime-t-il. Pour la sociologue au CNRS Danièle Linhart, ce déluge de procédures, de reporting et de protocoles s’est autant accentué dans le public que dans le privé. « On considère que c’est un mal nécessaire pour responsabiliser les salariés en permanence. Cela altère même le sens du travail et donne l’impression d’avoir une moindre marge de manœuvre. Les temps d’échange et d’intelligence collective diminuent », observe-t-elle.

Technique venue du privé.

Même les tendances du management contemporain essaiment dans les organisations publiques. Ainsi, l’État a créé un fonds d’innovation RH pour financer de nouvelles expérimentations mais a aussi créé un réseau de conseillers en organisation du travail qui se déplacent en fonction des demandes des chefs de service déconcentrés pour accompagner la mise en œuvre de projets liés au télétravail ou à la transformation numérique, par exemple. Par exemple, dans les Alpes-Maritimes, des personnels d’encadrement du conseil départemental, au travers de son laboratoire d’innovation publique Lab06, ont rencontré des salariés confrontés à des mêmes problématiques dans le privé pour pouvoir échanger et identifier certains processus qui pourraient être répliqués dans le public, comme le lean management expérimenté par des cadres de Thales. Mais la discussion ne reste pas à sens unique. La direction des services numériques du département est revenue sur son expérimentation d’un Obeya, un espace d’influence japonaise qui aide au pilotage visuel d’un projet grâce à l’organisation et au suivi sur un même espace d’une série de chantiers.

À la tête d’un incubateur interministériel de services numériques, Hela Ghariani tente de favoriser les initiatives novatrices d’agents qui veulent développer des projets au sein de leurs administrations. « Les plus difficiles à convaincre restent l’encadrement intermédiaire, habitué à un important niveau de reporting. On propose de nouvelles modalités pour suivre son équipe sans qu’elle ait besoin d’une validation permanente pour avancer. Parfois, les indicateurs de performance deviennent à tort l’objectif », relève-t-elle. Pour Philippe Bezès, « il reste important de regarder comment une technique venue du privé s’applique dans le public. Le contexte et les enjeux sont différents : le rapport aux élus, la production complexe d’une politique publique et des objectifs changeants et parfois ambigus. L’administration reste en permanence sous le contrôle des usagers et des instances politiques. Cela affecte nécessairement la manière dont les instruments vont être utilisés », note-t-il. La touche Ctrl-Z reste encore d’actualité dans la programmation du management public.

Quand la fonction publique territoriale s’essaie à l’holacratie

Au sein du syndicat intercommunal d’assainissement des eaux de Valenciennes, regroupant neuf communes, le directeur général des services, Francois-Laurent Facquez, a misé sur l’holacratie depuis plusieurs années pour diriger ses 25 agents. Soucieux de ne pas reproduire les mêmes erreurs managériales observées, selon lui, dans ses précédents services, il découvre ce type d’organisation en ligne et décide de suivre une formation pendant une semaine. Moins de liens hiérarchiques pyramidaux, des règles du jeu déterminées à l’avance mais qui évoluent : à son retour, il distribue plusieurs rôles aux agents (pas loin de 200 rôles !) en fonction de leurs aspirations et compétences, sans mettre de processus de contrôle des tâches. Chacun est jugé et aidé par les autres membres de son « cercle » au cours de réunions où les rôles peuvent être redistribués en cas de tensions. « À l’intérieur, je ne suis plus le directeur général. On ne vient plus demander mon accord. Je ne donne plus d’ordres, hormis les éventuels arbitrages », relate-t-il. Pour lui, l’avantage de ce paradigme est de mieux identifier les différentes tâches à effectuer et de responsabiliser les agents. Mais cela n’a pas plu à tout le monde : deux personnes ont quitté le service. « Cela sert d’abord la performance publique mais à terme, le bien-être au travail est aussi l’un des objectifs. Mais il faut que les personnes s’approprient bien leur rôle et qu’il y ait un espace de parole garanti pour traiter d’éventuelles tensions », modère-t-il.

* Les prénoms ont étés modifiés.

Auteur

  • Judith Chétrit