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La CFDT, numéro un… mais pour quoi faire ?

Décodages | publié le : 07.06.2018 | Nicolas Prissette

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La CFDT, numéro un… mais pour quoi faire ?

Crédit photo Nicolas Prissette

La confédération réformiste tient son congrès du 4 au 8 juin à Rennes. Premier syndicat dans le privé, elle voudrait peser sur les réformes et faire reculer les contestataires. Mais Emmanuel Macron la prive d’espace au niveau national.

« Pourquoi n’êtes-vous pas en train de défiler avec la CGT ? » La question a fait bondir Laurent Berger. En ce 1er mai, le secrétaire général de la CFDT répond à la presse aux côtés des autres leaders réformistes, Luc Bérille (Unsa) et Philippe Louis (CFTC). Les trois dirigeants syndicaux ne battent pas le pavé. Ils sont rassemblés dans le XIIIe arrondissement parisien pour une journée « revendicative et culturelle » autour d’un film italien racontant une négociation dans une entreprise. Une démonstration d’unité et d’utilité. « Demandez plutôt à la CGT pourquoi elle n’est pas ici avec nous ! », tacle Berger. Mais ce sont bien les contestataires – et les émeutiers, hélas, ce jour-là – qui focalisent l’attention.

Les apparences sont trompeuses. À la veille de son congrès, qui se tient début juin à Rennes, le syndicat ne s’est jamais aussi bien porté depuis sa crise interne des années 2000 : Orange, Monoprix, Volkswagen France… La CFDT collectionne les succès dans les élections professionnelles, elle obtient des audiences records qui l’ont portée, l’an dernier, à la première place dans le secteur privé (26,33 % avec 1 382 646 voix), détrônant la CGT (24,8 %). Un résultat historique. Elle est aussi en tête chez les cadres. Si l’on regarde les branches, l’étiquette orange est représentative (un score supérieur à 8 %) dans 418 branches, alors que la CGT en comptabilise 410 et FO 349.

Étrange victoire, toutefois… Cette suprématie semble passer inaperçue derrière les fumigènes des cortèges. « Qui a compris qu’on était numéro un ? », fait mine de s’interroger Laurent Berger. « Pas le patronat, qui a une vision catastrophique du social. Pas le Gouvernement, qui ne fait pas le choix du dialogue social. Or, si nous sommes numéro un, c’est qu’il y a une attente en faveur du syndicalisme que nous portons ». Voilà le problème… La CFDT a acquis un poids sans précédent, elle est en capacité de rédiger des accords dans son sens, elle fourmille toujours d’idées. Berger aimerait partager un agenda social : classifications, retour à l’emploi des personnes les plus éloignées de l’embauche, lutte contre les discriminations, qualité de vie au travail, rôle des CSE…

Mais la table de négociations est (presque) vide.

Mise à l’écart.

Côté syndical, le partenariat avec FO a disparu avec la retraite de Jean-Claude Mailly. Son successeur, Pascal Pavageau, a d’emblée pris ses distances. « Historiquement, ils ont tendance à vouloir un accord à tout prix, ce qui entraîne une forme de compromission, par moments. La ligne rouge des uns n’est pas la ligne rouge des autres, surtout quand ils n’en ont pas », s’est-il permis de lâcher devant l’Association des journalistes de l’information sociale, peu avant son intronisation. Difficile d’être moins aimable… Côté patronal, on est aux abonnés absents. Le Medef, en campagne pour la succession de Pierre Gattaz, ne paraît pas motivé à l’idée de faire avancer la social-démocratie. Les différents candidats hésitent plutôt entre une fusion dans le « macronisme » et le rétrécissement du mouvement en une organisation de services aux adhérents. Le champ de la négociation interprofessionnelle est donc un désert. Et il ne faut pas compter sur le Gouvernement pour l’irriguer. Contrairement à ses prédécesseurs, l’exécutif n’a pas demandé aux partenaires sociaux de mener eux-mêmes un quelconque projet de réforme. Fini les sommets sociaux au palais d’Iéna et autres ANI signés en pleine nuit. C’est le programme du candidat qui s’applique, pas à pas. À peine le chef de l’État a-t-il renoncé à étatiser l’assurance-chômage. Déjà, quand il était ministre de l’Économie, Emmanuel Macron expliquait que « les syndicats ne représentent pas l’intérêt général ». Une opinion qui n’a pas varié. Et qui se heurte à la philosophie et l’histoire de la CFDT. Le syndicat a toujours revendiqué, depuis sa naissance en 1964, sa capacité à proposer un modèle de société, se nourrissant de ses échanges avec les intellectuels et les responsables politiques de la deuxième gauche… Ce n’est pas le moindre des paradoxes : la même école de pensée a inspiré Emmanuel Macron dans sa jeunesse – il était proche de Michel Rocard.

Aujourd’hui, le président réformateur snobe le syndicat réformiste, qui aurait pu être son principal « relais d’opinion » dans les entreprises, voire sur les plateaux télé. Les sympathisants et adhérents de la CFDT ont placé Macron en tête au premier tour de la présidentielle : 48 % selon Harris Interactive, un score deux fois plus élevé que sa moyenne dans les urnes, et sans comparaison avec celui que le vainqueur a réalisé chez les sympathisants CGT ou FO. L’actualité a également donné un rôle central à la CFDT, que le Gouvernement a paru dédaigner. Chez Air France, par exemple, le syndicat a soutenu le projet de la direction et l’idée d’un référendum. Ce n’est pas peu dire que Laurent Berger en veut beaucoup à Emmanuel Macron. « Le président de la République a décidé d’incarner la centralité face aux extrêmes, de mettre en scène sa confrontation avec eux. Cette stratégie est une impasse démocratique car elle ne fera pas reculer le FN. Même chose dans le domaine social, il préfère avoir des syndicats qui occupent la rue que des syndicats qui font des propositions et savent faire des compromis. La CFDT ne tombera pas dans le piège d’être rangée avec les autres et de sombrer dans une opposition stérile », explique le secrétaire général.

La centrale de Belleville, numéro un dans les entreprises, serait-elle un tigre de papier ? La confédération doit prendre son mal en patience tout en planchant sur ses propres idées. « Depuis 1978, la CFDT a théorisé le fait de ne pas se lier à l’agenda politique et d’en passer par la voie contractuelle. Elle ne va pas redéfinir sa stratégie comme si Macron incarnait la réalité du dialogue social. Lui-même n’aura peut-être pas la même attitude tout le temps. Et il y aura un après-Macron », analyse Rémi Bourguignon, chercheur associé au Cevipof. La CFDT partage cette mise à l’écart avec les autres organisations réformistes. L’unité affichée avec la CFTC et l’Unsa est aussi une façon de se serrer les coudes – en attendant d’autres initiatives communes. Luc Bérille tourne lui aussi le problème par tous les bouts. « Nous devons montrer que la co-construction est un élément de justice sociale et d’efficacité économique. C’est là-dessus qu’il faut attraper Macron. Une politique perçue comme injuste est un élément d’affaiblissement du pouvoir », martèle le secrétaire général de l’Unsa.

De nouveaux champs à investir.

Philippe Louis nuance le diagnostic. Le président du syndicat chrétien considère que le réformisme n’est pas en danger. Au contraire. « Il y a de nouveaux espaces de négociation dans les entreprises, l’obligation de nous consulter avant toute réforme est respectée, les sujets sont nombreux : je n’ai pris que trois semaines de congé en un an, c’est la première fois. » Le n° 1 de la CFTC estime que « 60 % à 70 % » des revendications de son syndicat ont été reprises dans le texte sur la formation professionnelle. Berger, lui, critique cette réforme. « Peu de choses vont bouger. La seule volonté politique ne suffit pas, il faut entraîner les gens »…

Le purgatoire va-t-il durer cinq ans ? Pas si sûr. Le Gouvernement a tout de même ouvert un peu d’espace à la discussion. La future loi « Pacte » de Bruno Le Maire, dont la présentation en conseil des ministres est attendue mi-mai, offre à la CFDT une opportunité de faire avancer la codétermination dans les entreprises. Un objectif qui lui est cher et qui résume sa philosophie. Concrètement, l’exécutif a promis d’élargir la place des administrateurs salariés. Depuis janvier 2017, les entreprises de plus de 1 000 personnes doivent compter un siège d’administrateur salarié, voire deux si le conseil d’administration compte plus de 12 membres. Le Gouvernement propose d’abaisser ce seuil à 8 membres. Bercy va également introduire la présence d’administrateurs salariés dans le secteur mutualiste et les holdings non familiales, où leur présence n’était pas obligatoire. En outre, le Gouvernement entend modifier la définition de l’entreprise, en introduisant à l’article 1833 du Code civil la notion de responsabilité sociale et environnementale (RSE). Une suite au rapport remis par Jean-Dominique Sénart, patron de Michelin, et Nicole Notat, présidente de Vigeo et ex-secrétaire générale de la CFDT.

Ce changement juridique pourrait en impliquer d’autres. Par exemple, le conseil d’administration pourrait avoir obligation de nommer un comité RSE en son sein ou bien inclure la RSE dans les attributions d’autres comités, selon les préconisations du rapport. Un autre passage du Code civil, l’article 1835, sera remanié. Il donnera la possibilité à l’entreprise de préciser sa « raison d’être »  – c’est-à-dire de se fixer des objectifs propres. Autant de champs à investir pour les représentants des salariés. La CFDT, qui a applaudi le rapport Notat-Sénart, voudrait que toutes ses conclusions soient mises en œuvre. « Le Gouvernement a une occasion de rééquilibrer sa politique. S’ils reprennent vraiment les avancées du rapport, ce sera un signal de modernité », dit Berger, avec sobriété. En coulisse, le syndicat s’active : faute d’avoir pu influer sur la rédaction du projet de loi, il a pris contact avec les députés LREM, leur transmettant force notes et argumentaires. L’objectif est de faire passer les amendements nécessaires afin que la RSE ne se résume pas à un lifting du rapport annuel déjà obligatoire dans les grandes entreprises… « Le lobbying est une voie cohérente lorsque la démocratie politique laisse peu de place à la démocratie sociale », appuie Rémi Bourguignon.

Mettre les bouchées doubles.

À plus long terme, la CFDT – comme les autres syndicats – doit être écoutée dans le cadre de la réforme des retraites. Les travaux préparatoires ont été confiés à Jean-Paul Delevoye. L’ancien président du CESE a affirmé sa volonté d’associer les partenaires sociaux à sa mission. « Delevoye sait qu’on ne réforme pas contre les gens », approuve Berger. En attendant que sa voix compte à son juste niveau, la CFDT espère tout de même continuer à prospérer. La centrale s’est fixé un objectif ambitieux : augmenter son nombre d’adhérents de 20 % en quatre ans. Le nombre actuel devrait être certifié, comme promis. Le dernier chiffre revendiqué date de 2012, établi à 860 000 cartes. Pour y parvenir, il lui faudra s’implanter encore davantage dans les jachères syndicales que sont les TPE et les PME, tout comme dans les nouveaux secteurs « ubérisés » où le travail indépendant reste un véritable défi pour la syndicalisation.

La politique mise en œuvre par le Gouvernement pousse en tout cas les syndicats à mettre les bouchées doubles. « Dans l’entreprise, les ordonnances renforcent la décentralisation des organisations syndicales. L’enjeu pour elles est de resyndicaliser et de retravailler l’implantation. Là où les syndicats sont implantés, ils deviennent incontournables pour tout projet d’adaptation », observe Rémi Bourguignon. Laurent Berger voudrait aussi progresser dans la fonction publique, dominée par la CGT, où les élections auront lieu à la fin de cette année. Son objectif : gagner de plus de 20 000 voix. C’est l’écart qui sépare aujourd’hui sa centrale et celle de Philippe Martinez, quand on additionne les scores du privé et ceux du public. S’il se résorbait, la CFDT deviendrait la première organisation syndicale tous secteurs confondus. Avec l’espoir d’incarner, enfin, un leadership sur les réformes. Toutes les réformes.

Auteur

  • Nicolas Prissette