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"Si nous continuons, dans vingt ans nous ne produirons plus de savoir en France"

Liaisons Sociales Magazine | Formation Continue | publié le : 05.01.2015 | Anne-Cécile Geoffroy

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Le patron de HEC Paris passe la main après vingt ans à la tête de la grande école. Il s’alarme du sous-investissement public et privé dans l’enseignement supérieur.

Quel regard portez-vous sur l’évolution de HEC ?
Lorsque j’en ai pris la direction, j’ai cherché à rencontrer mes homologues américains. Je voulais me présenter et pouvoir évaluer la recon­naissance dont jouissait HEC dans le monde. À l’époque j’ai été surpris de notre manque de ­notoriété aux États-Unis et, surtout, du décalage avec la vision française. Mon autre interrogation, alors, portait sur la valeur ajoutée d’une école comme HEC par rapport à un cabinet de conseil. Je venais de passer une année chez McKinsey où j’avais rencontré de très bons pédagogues. Les consultants travaillaient à partir de cas ­d’entreprise qu’ils construisaient eux-mêmes. J’ai alors compris que c’était la recherche, la nécessité de publier des travaux dans des revues scientifiques de haut niveau qui nous permettraient d’être reconnus à l’international et de nous dif­férencier des cabinets de conseil. Cela a fait l’objet de beaucoup de débats en interne : aujour­d’hui, ce n’est plus un sujet de discussion. Si vous voulez être reconnu dans le monde académique, vous devez être capable d’attirer les meilleurs chercheurs au niveau mondial. Et cette reconnaissance permet ensuite de recruter les meilleurs étudiants mondiaux et les meilleurs professeurs. Et, du coup d’«intéresser» les entre­prises du monde entier. J’ai le sentiment que nous avons fait beaucoup de chemin : le Financial Times considère que nous sommes dans les quatre business schools européennes qui ont une reconnaissance mondiale sur ces questions. Il reste ­encore beaucoup à faire.

Les étudiants qui arrivent aujourd’hui sur le campus de Jouy-en-Josas ont-ils changé ?
Je dirais qu’ils sont moins décontractés dans leur vie académique que leurs aînés. Même s’ils sont mieux lotis que beaucoup d’autres jeunes aujourd’hui, ils ont conscience que le monde est compétitif, mondialisé, et ils se préparent à ­affronter cette situation en réfléchissant très en amont à leur carrière. Ils sont aussi complètement ouverts sur l’international. Quand je leur répète qu’il est nécessaire de bien parler anglais, de ­partir à l’étranger, j’ai le sentiment désor­mais de leur asséner des banalités. Ces jeunes voyagent tout le temps ; 30 % des étudiants du ­programme «grande école» sont des étudiants étrangers, et dans le MBA nous sommes à 90 % ! Sur le campus, les jeunes évoluent dans un bain international.

HEC a cherché à se positionner comme une école d’entrepreneurs, et pas uniquement de management. Estimez-vous qu’elle remplit son rôle dans ce domaine ?
Nos étudiants sont plus intéressés par la création d’entreprise qu’il y a vingt ans. Internet et la bulle des années 2000 ont réveillé les vocations. On estime aujourd’hui que 15% de nos diplômés tentent une création ou une reprise d’entreprise dans les trois ans qui suivent leur sortie. Auparavant, seuls un ou deux étudiants par promotion se lançaient. Et je n’intègre pas dans ce taux les jeunes qui vont prendre la succession d’un parent à la tête d’une entreprise familiale. Les universités américaines ne font pas mieux.

Les grandes écoles sont très critiquées pour la quasi-absence de diversité sociale au sein des promotions d’étudiants…
Trois ans à HEC coûtent 36 000 euros. Aujour­d’hui 12 % de nos étudiants sont boursiers d’État. Ils étaient 5% en 2008. Cela dit, la question reste entière. Les grandes écoles doivent surtout combattre l’autocensure. Trop d’élèves sont mal informés par leurs parents, par les conseillers d’orientation des lycées. Pourtant, ­jamais un étudiant reçu au concours d’entrée n’a renoncé à intégrer notre école pour une question d’argent. Depuis la rentrée, une banque partenaire accorde à nos étudiants un prêt à taux zéro pour les aider à financer leurs études. La Fondation HEC offre aussi des bourses aux étudiants boursiers d’État, quel que soit leur échelon, et cela va le plus ­souvent jusqu’à la gratuité. Nous proposons ­également des bourses de mobilité pour que les étudiants puissent tous partir à l’étranger ­pendant leur cursus. Au total, la Fondation consacre 3 millions d’euros aux bourses. Ce qui pose question, c’est de savoir si nous allons pouvoir continuer à en financer autant.

Pourquoi ?
Nous sommes, comme les autres, touchés par les restrictions budgétaires. La chambre de commerce et d’industrie de Paris Ile-de-France, contrainte par l’État, devrait réduire sa dotation. À cela s’ajoute la réforme de la taxe d’appren­tissage. Nous allons sans doute perdre 1 million d’euros sur la prochaine collecte. Or nous évoluons dans un marché mondialisé et extrêmement concurrentiel qui nous oblige à investir beaucoup. ­Attirer de très bons professeurs, reconnus sur le plan académique et au niveau ­international, coûte très cher. Les 3 millions d’euros que nous consacrons à la prise en charge de la scolarité des boursiers représentent 15 postes d’enseignants-chercheurs en comptant leur rémunération chargée, l’enveloppe de recherche que nous leur octroyons… À terme, nous devrons donc faire des choix.

Comment diversifiez-vous vos sources de financement ?
En levant des fonds auprès des entreprises et des anciens à travers des campagnes de fundraising. En cinq ans, nous avons ainsi levé 112 millions d’euros. Nous nous apprêtons à lancer une nouvelle campagne. La formation continue est une autre source de financement. Elle représente aujourd’hui 33 % du budget de l’école.

La loi Mandon accorde un nouveau statut aux écoles consulaires. Qu’est-ce que cela va changer pour vos établissements ?
Cette loi va permettre à nos écoles de s’autonomiser des chambres de commerce, de gagner en souplesse managériale et, je l’espère, nous aider à lever des fonds plus facilement. Aujourd’hui, HEC est un département de la CCI de Paris Ile-de-France. Une « bizarrerie » pour nos partenaires étrangers et les organismes d’accréditation internationaux soucieux d’évaluer notre autonomie sur le plan académique. Mais les chambres consulaires resteront majoritaires au conseil d’administration des établissements.

La France cherche à rapprocher ses gran­des écoles des universités pour sortir du système dual qui la caractérise. Où en est l’intégration de HEC au sein de l’université Paris-Saclay ?
À terme, je pense que l’université Paris-Saclay sera capable de rivaliser avec les meilleures universités au niveau mondial. À une seule condition : ne pas perdre en cours de route cet objectif d’excellence académique. Certains matins, il m’arrive de douter. Je veux être certain que les ressources seront au rendez-vous pour permettre à l’université d’attirer les meilleurs professeurs et chercheurs.

La France n’aurait-elle aujourd’hui pas suffisamment d’ambition pour son enseignement supérieur ?
J’observe une incompréhension de la nation concernant le rôle de l’enseignement supérieur dans la compétitivité d’un pays. Les dernières études de l’OCDE montrent à quel point l’État investit moins que d’autres dans ce domaine. Les dépenses privées sont également en recul. C’est fâcheux pour la France. Si nous continuons, dans moins de vingt ans, nous ne produirons plus de savoir en France. Nous nous contenterons de diffuser du savoir produit ailleurs. C’est en plus très ennuyeux pour les jeunes issus des classes moyennes. Les familles les plus aisées auront toujours les moyens d’envoyer leurs enfants dans les meilleurs établissements étrangers. Elles le font déjà. Et le feront de plus en plus si la nation n’investit pas massivement dans la production de savoir.

Vous allez quitter la direction de l’école en juin après vingt ans passés à sa tête. Une telle longévité est atypique dans l’enseignement. S’inscrire dans la durée est-il devenu un luxe dans les organisations ?
Relativisons. HEC s’est beaucoup transformée. Pour moi, il y a deux grandes explications. La première : en interne, des équipes qui, une fois sensibilisées aux enjeux, comme ceux liés à la concurrence mondiale, sont d’une efficacité et d’une implication hors pair. Cela s’applique d’ailleurs aussi à la faculté : il n’y a pas, je crois, de business school qui puisse se développer sans un corps professoral attaché à l’institution. Le second facteur, c’est l’« alignement » entre l’école et les « parties prenantes » : notre tutelle, la chambre de commerce, la Fondation HEC, les anciens étudiants et les entreprises partenaires. C’est la consistance de ces deux facteurs qui est un luxe.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy