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Le grand entretien

« Les relations sociales, premier critère de satisfaction au travail »

Le grand entretien | publié le : 10.12.2018 | Frédéric Brillet

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« Les relations sociales, premier critère de satisfaction au travail »

Crédit photo Frédéric Brillet

Mickaël Mangot analyse l’impact de la satisfaction au travail sur le bonheur et montre toute la complexité de cette relation. Les personnes en poste se disent satisfaites de leur emploi tout en étant stressées et faiblement engagées. Lorsqu’elles sont passionnées par leur travail, les recherches montrent qu’elles ne sont pas plus heureuses. Mais qu’advient-il de cette relation à l’heure où émergent la mondialisation, la robotisation, l’ubérisation et les aspirations inédites des nouvelles générations ?

Pourquoi ce curieux titre : Le Boulot qui cache la forêt ?

Ce titre suggère que la forme dégradée du travail, le boulot, empêche souvent de vivre ce qui est à l’arrière-plan et qui, comme la forêt, pourrait pourtant oxygéner la vie : les loisirs, le bénévolat, le travail plus créatif. Et puis, il y a le jeu de mots boulot-bouleau à partir de l’expression idiomatique…

Qu’est-ce que l’économie du bonheur que vous évoquez et qu’apporte cette approche à la compréhension de la relation de l’homme au travail ?

Cette branche de l’économie regarde comment nos comportements économiques sont reliés à notre bonheur, c’est-à-dire à notre bien-être subjectif. Celui-ci est évalué à partir de questions qui portent sur la satisfaction de la vie – une évaluation globale de sa vie sur une échelle personnelle, souvent de 0 à 10 – et sur le bien-être émotionnel – les émotions positives et négatives ressenties au jour le jour. Cette approche permet d’éclairer la relation de l’individu au travail, en permettant, données à l’appui, de savoir quelle forme (salarié ou à son compte), quelle durée (temps plein ou partiel), quel type (dans une PME ou une grande entreprise) de travail sont les plus favorables à une vie heureuse.

Comment se mesure la satisfaction au travail qui contribue au bonheur ?

On mesure la satisfaction au travail de la même manière que la satisfaction de la vie, comme une évaluation sur une échelle personnelle. Les recherches montrent qu’elle dépend à la fois des caractéristiques de l’emploi, du travailleur et de l’adéquation entre les deux. Pour ce qui est des caractéristiques de l’emploi, ce n’est pas le salaire qui est le déterminant le plus important. Ce sont surtout les relations sociales, avec ses collègues et son chef, et ensuite le contenu de l’emploi : le niveau d’autonomie, de clarté, de variété et de stimulation dans les tâches. On observe que souvent les personnes choisissent leur emploi en fonction de critères économiques et statutaires – salaire, sécurité de l’emploi, prestige social… – qui ne sont pas les plus propices à générer de la satisfaction une fois dans l’emploi. Comme si l’individu était double : il y a celui qui décide et qui se veut hyper-rationnel, et celui qui vit ensuite l’effet de ces décisions. Cette « schizophrénie » face au travail, et plus généralement aux grandes décisions de la vie, est nocive pour le bonheur.

En quoi les nouvelles générations diffèrent-elles des générations précédentes dans cette quête de satisfaction par le travail ?

Les motivations des générations Y et Z diffèrent de celles des précédentes, les X et les boomers, dans la mesure où elles privilégient la dimension expressive du travail à sa dimension économique. Ce qui est recherché avant tout, surtout dans les milieux aisés, ce n’est plus un gagne-pain ou un tremplin pour la carrière, mais une activité susceptible de donner du sens à sa vie, de se sentir autonome dans ses décisions et de se réaliser pleinement comme individu, c’est-à-dire de pouvoir exprimer ses valeurs, ses talents et sa personnalité.

La raison principale derrière ces aspirations changeantes dans les pays riches est sans doute le progrès économique. La théorie du post-matérialisme, énoncée par le politologue américain Ronald Inglehart, stipule que, lorsqu’on a grandi dans un environnement marqué par l’abondance matérielle, les aspirations se tournent vers les objectifs situés en haut de la pyramide de Maslow, qui touchent à l’estime et à la réalisation de soi.

Pourquoi les nouvelles générations accordent-elles moins de centralité au travail dans leur vie ? Est-ce un effet d’âge ou de génération ?

Le déclin de la centralité du travail a été initié avec la génération X puis s’est accentué avec la génération Y. Tirant les leçons des expériences de leurs aînés, les Y sont significativement plus attachés à l’équilibre vie privée-vie professionnelle que les générations précédentes au même âge. Les jeunes générations se distinguent par leur conception polycentrique de la vie, qui les pousse à rechercher l’harmonie et la cohérence entre les différents pans de la vie.

Comment les jeunes Français se situent-ils dans cette tendance ?

Cet effet de génération est observé dans de nombreux pays développés mais la France semble y résister. Elle continue d’afficher un niveau d’importance très élevé – dans les enquêtes internationales, plus de 60 % des répondants français déclarent que le travail est très important dans leur vie – et stable dans le temps. Cela peut être analysé comme la conséquence d’un marché de l’emploi rigide et difficile depuis plusieurs décennies. Au-delà de l’effet de génération, il y a aussi un effet d’âge observable. Avec les responsabilités parentales, les attentes vis-à-vis du travail se réorientent souvent, après la trentaine, vers la dimension économique et la centralité tend alors à augmenter.

Vous évoquez aussi l’émergence de la carrière « protéenne » qui prend le pas sur la carrière classique…

Professeur à l’université de Boston et spécialiste des comportements organisationnels, Douglas Hall a élaboré dans les années 80 ce concept de carrière « protéenne » qui demeure d’actualité. À partir de cette décennie, la carrière se transforme et cesse d’être linéaire, mono-entreprise et prédéterminée pour devenir sinueuse, inter-entreprise et organisée par le travailleur lui-même. Pour bien la « gérer », celui-ci doit faire preuve d’adaptabilité, comme Protée dans la mythologie grecque, et d’une certaine conscience de soi, afin de se fixer un cap malgré les multiples inflexions.

Cette réorganisation des relations entre entreprises et salariés tient à un changement de credo managérial. Dans un environnement marqué par une compétition internationale de plus en plus intense, les grandes entreprises se sont mises à sous-traiter leurs activités non stratégiques. L’agilité étant désormais à privilégier au détriment de la taille, les hiérarchies sont devenues plus plates et les restructurations plus fréquentes. Le nouveau « contrat psychologique » veut que le salarié échange un salaire et son employabilité future contre une responsabilité supplémentaire, une capacité à prendre des initiatives et à s’adapter au changement dans un environnement de travail incertain et mutant. Cette nouvelle relation est source de beaucoup d’incompréhension et de stress chez ceux qui sont habitués à la carrière ancienne ou qui manquent des compétences « protéennes ».

Vous contestez par ailleurs le lien entre engagement et satisfaction au travail que beaucoup de DRH considèrent comme allant de soi…

L’engagement et la satisfaction sont deux dimensions différentes du bien-être au travail qui sont, toutes les deux, associées à une meilleure performance individuelle et collective. Si l’engagement est actif, a trait à la motivation et conduit à rechercher un changement, la satisfaction est davantage passive, évaluative, et invite à maintenir le statu quo. La corrélation entre ces deux états est faible, voire nulle, notamment parce que les individus réagissent différemment à l’insatisfaction. Certains perdent espoir et se désengagent quand d’autres au contraire s’engagent pour améliorer leur sort.

En France comme ailleurs, le lot commun est d’être moyennement engagé dans son travail. Dans une enquête nationale que nous avions conduite en novembre dernier à l’Institut de l’Économie du bonheur, nous avions obtenu que 18 % des travailleurs français étaient très engagés dans leur travail, 71 % moyennement engagés et 11 % désengagés. Il est beaucoup plus rare d’être très engagé dans son travail que d’en être très satisfait.

Parcours

Diplômé du master de management de l’Essec, Mickaël Mangot a débuté sa carrière en 2003 comme consultant en économie et finance comportementales au cabinet BEFI. Il obtient en 2007 un doctorat d’économie (université Paris I) et commence à enseigner à l’Essec. Depuis 2016, il est directeur général de l’Institut de l’économie du bonheur.

Il a obtenu le prix Turgot du meilleur livre d’économie financière pour son ouvrage Psychologie de l’investisseur et des marchés financiers (Dunod, 2006) et a également publié Heureux comme Crésus ? Leçons inattendues d’économie du bonheur (Eyrolles, 2014) et Le Boulot qui cache la forêt (Larousse, 2018).

Auteur

  • Frédéric Brillet