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Le grand entretien

« Le sentiment d’être traité justement amène à aller plus loin que sa fiche de poste »

Le grand entretien | publié le : 04.03.2019 | Frédéric Brillet

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« Le sentiment d’être traité justement amène à aller plus loin que sa fiche de poste »

Crédit photo Frédéric Brillet

Mon manager me donne-t-il la possibilité de m’exprimer avant de prendre une décision ? Fait-il preuve d’empathie et de soutien émotionnel ? Communique-t-il avec clarté ? Dans son dernier livre Le Management juste (Uga Éditions), Thierry Nadisic explique l’apport au management des études en justice organisationnelle.

Comment vous est venue l’idée de l’essai Le Management juste ?

J’ai travaillé un temps dans une entreprise qui vendait des livres et des objets culturels formidables mais pratiquait un management injuste. Il en résultait un gâchis d’énergie et des comportements négatifs parmi les salariés. Cette expérience m’a amené à m’intéresser à ce sujet jusqu’à produire une thèse qui a reçu le prix de la Fondation HEC. Puis j’ai passé une quinzaine d’années à réaliser des recherches, des publications et des interventions en entreprises pour favoriser un management plus juste. Ce livre présente de la façon la plus claire et courte possible le résultat de mon travail.

Quel impact le sentiment d’être traité justement ou non a-t-il sur le niveau d’engagement professionnel des salariés ?

On a depuis le début des années 2000 plusieurs méta-analyses, c’est-à-dire des analyses statistiques qui font la synthèse de plusieurs centaines d’études indépendantes. Les résultats montrent une très forte corrélation et, dans de nombreux cas, une claire relation de cause à effet : le sentiment d’être traité justement amène à aller plus loin que sa fiche de poste, à répondre au téléphone à un client après la fin de sa journée de travail, à montrer les ficelles du métier à un nouveau venu même si on a beaucoup de travail. Dans tous les pays où ces travaux ont été réalisés et notamment en France, on a obtenu des résultats équivalents. À l’inverse, la recherche a montré que le retrait ou les comportements antagonistes résultent du sentiment d’être traité injustement. Ces sentiments d’injustice ou de justice sont subjectifs et s’expriment par toute une palette d’émotions. L’injustice suscite la colère, le dégoût, la frustration, la peur, qui incitent à la confrontation. Le sentiment de justice, lui, s’accompagne de joie, de fierté lorsque l’événement est favorable – une augmentation de salaire –, et permet de limiter les dégâts quand l’évènement est défavorable. Par exemple, si on me refuse une promotion accordée à un collègue que je reconnais plus qualifié pour ce poste, j’éprouverai de la tristesse et de l’insatisfaction mais ma confiance envers mon manager et mon engagement pourront se maintenir. Toutes ces émotions sont individuelles mais elles résultent en général d’événements collectifs objectifs, par exemple le droit à la parole, le respect dans les entretiens d’évaluation ou les principes du système de rémunération. Il y a une plus grande sensibilité à la justice et à l’injustice dans notre société car le pouvoir hiérarchique du manager est remis en cause en tant qu’autorité automatiquement légitime. Avant de faire confiance et de coopérer efficacement, les personnes attendent aujourd’hui que le manager prouve qu’il est socialement compétent et juste.

Les employeurs ont-ils tendance à négliger l’importance de cette aspiration ?

Oui, car les entreprises des pays développés fonctionnent souvent sur des modèles du passé hérités des grandes organisations historiques que sont l’armée et l’Église. Le principe de coordination principale repose sur la hiérarchie, la légitimité y vient d’en haut. L’obéissance aux ordres et procédures constitue la première vertu dans ces organisations. Dans un tel cadre, les employeurs ne s’intéressent pas aux sentiments de justice et d’injustice. Parmi les pays occidentaux, la France a en particulier la réputation d’être traditionnellement attachée à ce qu’on appelle « la distance hiérarchique », c’est-à-dire de fortes inégalités de pouvoir sans que leur justification soit nécessaire. Or, comme on l’a vu, ce modèle est fortement remis en cause aujourd’hui, y compris dans notre pays. Les employeurs doivent s’adapter. Mais c’est aussi une chance pour eux. Ils ont eux-mêmes en effet intérêt à transformer ce modèle : en diffusant le pouvoir d’agir jusqu’aux échelons les plus opérationnels, ils répondent mieux aux incertitudes des marchés. Or ce nouveau management requiert plus d’engagement des collaborateurs. Comme cet engagement dépend pour beaucoup des sentiments de justice et d’injustice, il vaut mieux leur accorder de l’importance. Tout est lié.

Vous distinguez dans cet ouvrage différentes formes de justice…

On distingue quatre formes de sentiments de justice au travail. La justice distributive, qui fait déjà l’objet d’une vraie prise de conscience, renvoie au sentiment de recevoir ce que l’on mérite en échange de son travail – salaire, primes, promotion… Le sentiment de justice procédurale découle de la manière dont les décisions sont prises, notamment le fait qu’on nous sollicite avant de prendre une décision qui nous impacte : la plupart des managers ne se rendent pas compte de l’importance de ce sentiment et ne le relient pas à la notion de justice. La justice interpersonnelle consiste à considérer qu’on a été traité poliment, respectueusement, avec empathie et qu’on nous a montré du soutien émotionnel. C’est une dimension qui, si elle n’est pas respectée, peut être à la source de blessures profondes. Enfin, la justice informationnelle relève de notre besoin d’explication des décisions en temps et en heure, ce qui permet de se préparer à, ou de bien « digérer » certaines nouvelles. Ces quatre sentiments de justice sont en interaction, c’est-à-dire qu’ils ont un effet multiplicateur en positif ou en négatif et peuvent en partie se compenser l’un l’autre. Par exemple, dans une entreprise publique où j’ai eu l’occasion d’intervenir, les managers sont excellents du point de vue informationnel et interpersonnel, ce qui compense un fort sentiment d’injustice distributive.

Quels impacts peuvent avoir les différents modes d’organisation sur le sentiment de justice ?

Selon les enquêtes, les deux tiers des entreprises françaises ont mis en place de réelles innovations managériales pour devenir des organisations apprenantes – qui accordent de l’autonomie et de l’initiative aux salariés – ou organisées avec une production en juste à temps et une réduction des niveaux hiérarchiques. Ces entreprises veulent placer l’engagement des salariés au cœur de leur réussite. Lorsque les sentiments de justice sont bien pris en compte – systèmes de rémunération équitables, empowerment des salariés, diminution des symboles d’autorité, relations horizontales, partage de l’information… –, leur modèle fonctionne bien. À l’inverse, un tiers des entreprises plus traditionnelles demandent encore aux salariés de l’obéissance plutôt que de la performance par l’engagement et la justice est moins une priorité.

Quels liens peut-on établir entre le management juste et le management bienveillant ?

La perception d’être traité de façon bienveillante est proche des sentiments de justice interpersonnelle et informationnelle. Cela renvoie à la manière de communiquer, avec respect, empathie et à l’information claire et adaptée que l’on diffuse. Dans ce sens, le management bienveillant est une part du management juste. Au-delà des termes, la notion fondamentale c’est de considérer que les sentiments des salariés en réaction aux comportements des managers sont légitimes, non pas pour dire oui à tout, mais pour les respecter et en tenir compte.

Parcours

Thierry Nadisic enseigne à l’Emlyon Business School et mène des recherches sur les comportements humains ayant pour thèmes l’épanouissement, le sentiment du juste et les émotions, qui sont présentées régulièrement dans des conférences et publiées dans des revues académiques internationales en management et psychologie des organisations. Il a reçu plusieurs prix dont, en 2016, le prix annuel de la meilleure recherche attribué par l’Association francophone de gestion des ressources humaines. Conférencier, formateur et consultant, il accompagne par ailleurs des salariés et des organisations sur des questions de coopération et de leadership. Il est l’auteur de S’épanouir sans gourou ni expert, le meilleur coach c’est vous, aux éditions Eyrolles, en 2018.

Auteur

  • Frédéric Brillet