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Le fait de la semaine

Jean-Emmanuel Ray*, professeur à l’École de droit de Paris I-Sorbonne : « La justice n’est pas le Loto ! »

Le fait de la semaine | publié le : 15.07.2019 | Jean-Paul Coulange

La Cour de cassation a décidé de rendre un avis sur le barème des indemnités prud’homales. Quels sont les scénarios possibles ?

Le premier : qu’elle refuse tout simplement de se prononcer. Car jusqu’à présent, la Cour de cassation estimait que le contrôle de conventionnalité ne pouvait relever de la procédure d’avis. Il faudra alors attendre le 25 septembre pour avoir les arrêts des deux cours d’appel, dont celle de Paris ; puis le temps du jugement d’un pourvoi : résultat en mai-juin 2020 pour un arrêt de la Chambre sociale… qui, en droit, n’interdira pas aux juges du fond de continuer à contester le barème.

Si la Cour modifie sa jurisprudence et se prononce, elle peut soit estimer que l’ensemble du barème est conforme à la convention 158, soit au contraire le déclarer dans son principe non conforme. Dans ce second cas, cette condamnation globale d’un texte emblématique des lois Macron, sur la base de textes pour le moins peu précis, serait ressentie comme une provocation politico-judiciaire.

Alors une issue de secours créative mais possible : ne pas condamner le principe même du barème, mais au nom de la « réparation appropriée », estimer que dans les cas limités (exemple emblématique : un salarié âgé mais à faible ancienneté), le juge doit veiller, au nom de la convention OIT, à assurer « une indemnisation adéquate ». Dans les faits, c’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans l’essentiel des cas médiatisés.

Mais dans tous les cas, il ne s’agira que d’un avis, pas d’un arrêt. Ce qui peut laisser encore plus libres les conseils de prud’hommes et les cours d’appel que rien n’oblige techniquement à suivre.

Problème plus général : depuis le calamiteux épisode du CNE en 2005-2008, il existe désormais en droit du travail un troisième tour judiciaire, avec l’instrumentalisation de normes internationales de portées fort différentes, souvent interprétées de façon panoramique (ex : assimiler réparation « appropriée » et « intégrale »). Bilan plus général : la loi de la République devient, comme l’écrivait notre collègue Guy Carcassonne, « une sorte de paillasson sur lequel n’importe quel juge, à l’invitation de n’importe quel justiciable, peut s’essuyer les pieds ». Dans de nombreux pays, afin d’éviter ces décisions erratiques pendant plusieurs années, ce ne sont pas les juges de première instance qui ont le droit d’écarter un texte national au nom de leur propre interprétation d’un texte international, souvent très général car il s’applique à des dizaines de pays : ils doivent en référer à la juridiction suprême. Ce qui apporte une solution rapide et unique, en évitant l’incroyable feuilleton prud’homal que nous connaissons depuis un an en forme de score de match de foot : 6-8, puis 7-10…

Faudra-t-il attendre la voie du contentieux pour trancher le débat si les CPH ne tiennent pas compte de cet avis ?

Certains conseils des prud’hommes ayant écarté le barème ont d’ores et déjà indiqué qu’ils ne se plieraient pas à l’avis rendu par la Cour de cassation. Ce qui est leur droit, comme d’ailleurs ils pourront ne pas s’aligner sur un arrêt de la Cour. Mais :

– Le droit n’est pas fait pour les juges et les juristes, mais pour le citoyen qui n’y comprend plus rien. Car dans ce contentieux, les deux plus deux hautes juridictions nationales se sont déjà prononcées. : le Conseil constitutionnel, le 7 septembre 2017, (« En habilitant le gouvernement à fixer un référentiel obligatoire pour les dommages et intérêts alloués par le juge en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, à l’exclusion des licenciements entachés par une faute de l’employeur d’une exceptionnelle gravité, le législateur a entendu renforcer la prévisibilité des conséquences qui s’attachent à la rupture du contrat de travail. Il a ainsi poursuivi un objectif d’intérêt général »). Mais aussi le Conseil d’État, dont l’arrêt du 7 décembre 2017 ne laisse guère de doutes : « En l’état de l’instruction, il n’est fait état d’aucun moyen de nature à créer un doute sérieux sur la légalité des dispositions de l’article 2 de l’ordonnance ».

Que les deux ordres de juridictions se prononcent en sens opposé ferait vraiment désordre…

– Au-delà de ces rodomontades, l’histoire montre que, qu’il s’agisse d’un avis ou d’un arrêt, dans l’intérêt même du justiciable, les juridictions judiciaires s’alignent. La Justice n’est pas le Loto.

La convention 158 de l’OIT qu’a signée la France est-elle bafouée par ce barème ?

Non, même si ce barème est loin d’être parfait. Car il ne s’agit pas, comme dans d’autres pays, d’un barème de nature économique destiné à évaluer l’intégralité des sommes à payer par l’entreprise : le licenciement TTC.

En France existe en plus :

1. le versement des indemnités de préavis et de licenciement.

2. En cas de défaut de cause réelle et sérieuse, l’employeur sera condamné à rembourser à l’Assedic les indemnités chômage : ce qui renchérit parfois considérablement le coût du licenciement fautif, et donc sa dissuasion.

3. Le cas échéant, réparation du préjudice moral quand la mise en œuvre du licenciement démontre un abus (entretien de deux minutes, sac-poubelle devant le bureau désormais fermé à clef…). Enfin et surtout, le barème est expressément écarté en cas de licenciement portant sur une liberté fondamentale ou une discrimination : le juge retrouve alors une totale liberté d’appréciation. Normal : si les libertés fondamentales n’ont pas de prix, elles ne peuvent avoir un coût prédéterminé et provisionnable.

* Auteur de « Droit du travail, droit vivant », Éditions Liaisons, octobre 2018.

Auteur

  • Jean-Paul Coulange