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Le grand entretien

« Le score à l’index égalité ne donne que des indicateurs comptables »

Le grand entretien | publié le : 09.09.2019 | Sophie Massieu

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« Le score à l’index égalité ne donne que des indicateurs comptables »

Crédit photo Sophie Massieu

Pour Stéphane Jugnot, les analyses statistiques ne permettent ni de mesurer, ni de lutter contre les discriminations. Dès lors, l’index de l’égalité hommes-femmes pourrait ne pas être efficace, et même engendrer d’autres discriminations, faute d’interroger la cause des inégalités : les processus de recrutement ou de promotion. Ce qui en fait surtout un outil de communication.

Vous venez de publier un long article scientifique dans la revue de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) intitulé « Les inégalités se mesurent, les discriminations se constatent ». Vous y développez, notamment, une idée qui peut surprendre : les statistiques ne permettent pas de mesurer les discriminations. À contrepied notamment de l’index de l’égalité hommes-femmes mis en place cette année. Pourquoi selon vous les statistiques échouent-elles à quantifier les discriminations ?

D’abord, dans les discriminations, il y a une part d’intentionnalité, d’inconscient, d’implicite… autant de phénomènes liés aux stéréotypes qui ne se comptent pas. D’autre part, pour savoir s’il y a discrimination, il faut étudier les cas individuellement. Or, dès qu’on passe à des analyses statistiques de masse, on ne parvient jamais à atteindre le fameux « toutes choses égales par ailleurs ». En réalité, ce que l’on mesure dépend trop des informations disponibles pour être, réellement, « toutes choses égales par ailleurs ». On n’a jamais des bases de données exhaustives. Par exemple, on dispose rarement de renseignements historiques, sur la trajectoire d’une personne, ses interruptions de carrière, ses diplômes et formations… Et quand bien même nous détiendrions toutes ces informations, il reste que, pour faire une analyse statistique, la loi des grands nombres doit pouvoir s’appliquer. Donc pour que cela fonctionne, il faudrait des effectifs conséquents.

De quel ordre ?

Le seuil des effectifs dépend du nombre de variables que l’on mobilise. Il faut au moins une trentaine de personnes dans chaque groupe. Autant dire que dans une PME, par exemple, ce serait difficile ! Croire que les statistiques permettent de mesurer les discriminations présente l’avantage du simplisme ! C’est vite fait, facile, de faire des moyennes… Autre atout : faciliter le respect d’un objectif chiffré et donc se prémunir d’un risque juridique si on n’atteint pas une obligation légale… Alors qu’en réalité, il faudrait de la finesse, se poser la question pour chaque personne, lier le montant de son salaire à l’étude de ses compétences…

Selon vous, les statistiques ne mesurent pas les discriminations, par nature individuelles, mais vous leur conservez néanmoins un rôle pour quantifier les inégalités, plus collectives…

Au niveau global, à l’échelle d’un bassin d’emploi par exemple, analyser une situation, sans introduire de jugement sur la question de savoir s’il y a ou non discrimination, peut permettre d’identifier des inégalités durables ou qui se répètent. Et alors il faut travailler sur les raisons des écarts observés, qui viendront par exemple de stéréotypes sur les métiers, ou de ce qu’ils sont genrés… Une fois ces faits constatés, on dispose alors de leviers d’action : le combat contre les métiers genrés par exemple, ou celui pour que la société ne considère pas que ce soit toujours aux femmes de s’occuper des enfants en travaillant la question des congés paternité, etc. Mais évidemment, de tels outils demandent du temps pour produire leurs effets, pour changer les mentalités… Alors, lorsqu’un gouvernement veut montrer qu’il agit, il préfère des politiques rapides, qui se voient, de quotas. Ça permet de communiquer… Les politiques publiques devraient plutôt s’attaquer aux stéréotypes sur les métiers pour, réellement, combattre les discriminations à l’égard des femmes.

Autre outil souvent utilisé pour mesurer les discriminations, le testing. Pourquoi présente-t-il, selon vous, des limites ?

Le testing permet de mettre en évidence des prédispositions à discriminer, dans les recrutements par exemple. Sa limite est qu’il ne s’applique pas à tout. Il fonctionne pour les processus de sélection, mais pas par exemple pour l’étude des promotions ou la détermination des hausses de salaire. Pour autant, si une méthodologie commune était mise en place, le testing permettrait d’établir que tel mode de recrutement est plus discriminant que tel autre. Une méthode de recrutement par simulation apparaîtrait peut-être moins discriminante que d’autres, plus subjectives.

Pensez-vous que si on étudiait les mêmes cas avec statistiques et testing, on obtiendrait des résultats identiques ?

Non. Le testing montre une discrimination potentielle, l’analyse statistique une inégalité réelle. Notons aussi que la mesure des inégalités s’applique plus facilement à certains critères de discrimination qu’à d’autres. Il est plus facile de mesurer des inégalités hommes-femmes que celles liées à l’engagement syndical, à l’orientation sexuelle, à l’apparence… pour lesquelles on ne recueille pas de données ! Résultat : en matière de politiques publiques, il est plus facile de lutter contre certaines discriminations que contre d’autres, ou du moins de fabriquer des quotas.

C’est ce que fait, d’une certaine façon, l’index de l’égalité hommes-femmes instauré par la ministre du Travail. Or, selon vous, ce type de mesures présente des effets pervers…

Cela part de l’idée que les inégalités inexpliquées observées constituent des discriminations. Ce qui est faux, d’un point de vue scientifique : les écarts inexpliqués constatés peuvent être simplement le fait de modèles d’analyse mal conçus et découler des données disponibles, de leur non-exhaustivité. Pire : ce genre d’outil peut introduire des discriminations croisées. Une entreprise risque de recruter non selon une compétence mais une personne qui améliore son index, ou de discriminer individuellement quelqu’un parce que son groupe (les hommes de 30 à 40 ans, par exemple) est favorisé. Bref, une amélioration du score à l’index ne traduit pas une meilleure lutte contre les discriminations, et ne donne que des indicateurs comptables. Surtout parce que l’index n’interroge pas les critères ou les processus internes de fixation des salaires, par exemple. On ne lutte contre les discriminations qu’en travaillant sur ces processus, et qui mieux est, ce faisant, on le fait contre toutes les discriminations simultanément.

L’interdisciplinarité que vous appelez de vos vœux est-elle la bonne méthode pour y parvenir ?

Oui, il me semble notamment que la sociologie et la psychologie sociale compléteraient utilement l’analyse statistique. Même si je peux avoir un désaccord avec certains sociologues, lorsqu’ils défendent la discrimination positive, au motif que la discrimination est pour eux systémique. Or, on ne peut établir, ou contredire, ce systémisme, que si on a une égalité statistique pure, ce qui n’existe jamais. La discrimination positive est illégitime sur un plan méthodologique, et difficile à mettre en place sur le plan opérationnel, puisqu’elle risque de figer des critères de discrimination, ethniques par exemple, ce qui ne peut que nourrir les stéréotypes…

Parcours

Stéphane Jugnot est statisticien et économiste. Chercheur associé à l’Ires, ses travaux portent principalement sur les mesures des inégalités et des discriminations, sur le lien entre la formation initiale et l’accès à l’emploi ou encore sur le marché du travail. Il a également participé à des travaux sur les statistiques ethniques en 2009.

Auteur

  • Sophie Massieu