Le suicide a fait irruption dans le monde médiatique avec une première vague en 2006 chez Renault, puis une deuxième en 2008-2009 chez France Telecom. Paul Moreira, qui avait réalisé le documentaire Travailler à en mourir, l’un des premiers consacrés à ce sujet, m’a contacté dans ces années-là pour décliner son enquête sous forme d’un livre. Pour ce faire, nous avions exploité pour partie les témoignages recueillis lors du documentaire, que nous avions étoffés avec l’affaire des suicides chez Renault. Au moment de la sortie du livre en 2009, les suicides de France Telecom ont pris le relais. J’ai continué à m’intéresser par la suite à ce thème, d’autant que le phénomène perdure. Le problème n’est pas né avec la médiatisation, et il ne s’est pas arrêté avec elle : il y a encore eu dix suicides et six tentatives chez Renault entre 2013 et 2017, sur seulement quatre des onze sites du groupe, selon les chiffres donnés par les syndicats. Tout cela m’a donné envie de revenir sur ce thème sous forme de bande dessinée.

La part de fiction est très réduite : l’intérêt de cette BD est de décortiquer la manière dont la machine à broyer les hommes fonctionne dans certaines entreprises en racontant la vie d’un ingénieur de Renault qui a fini par se suicider. Il s’agissait de montrer qu’au-delà des fragilités des personnes, certaines formes d’organisation du travail, certains modes de management prennent sciemment le risque d’occasionner de graves dommages collatéraux pour maximiser les profits. Pour ce faire, nous avons rencontré l’entourage familial et professionnel de Carlos. Sa veuve nous avait remis le journal de bord que tenait son mari. Cela nous a permis de comprendre comment celui-ci en était venu à commettre l’irréparable. Nous avions même sollicité Carlos Ghosn, l’ex-PDG de Renault, pour un entretien mais sans résultat. Idem pour la DRH qui suivait Carlos dont nous avons appris par la suite qu’elle avait fait une dépression. Mais nous avons rencontré des syndicalistes et un communicant qui a tenu la ligne de défense officielle de la direction, à savoir que tout cela était bien triste mais relevait d’une décision personnelle et que Renault n’avait aucune responsabilité dans les suicides. Les tribunaux en ont jugé autrement : le constructeur a fini, grâce au courage et à l’opiniâtreté de la veuve de Carlos, par être condamné en 2009 par la cour de cassation pour faute inexcusable dans cette affaire. C’était une première juridique…

Cela plonge dans les mystères de la psychologie humaine. Mais, d’après ce que j’ai pu observer, les salariés très engagés prennent leur mission comme un défi personnel : ils ne veulent pas partir sur un échec, c’est une question d’orgueil. Ils valorisent la réussite sociale. Ce sont de bons petits soldats prêts à se sacrifier pour l’entreprise. L’absurdité de ces modes de management qui exigent toujours plus de résultats, c’est qu’ils détruisent en priorité les salariés les plus engagés, qui se surinvestissent dans leur mission et incarnent l’honneur de leur métier. Ils finissent par sombrer parce qu’ils se sentent trahis faute d’être reconnus. En outre, la logique du profit les pousse à aller à l’encontre de leur éthique professionnelle : il faut par exemple fabriquer de moins bons produits ou vendre n’importe quoi sans tenir compte des besoins réels des clients. Dans la banque, avec la vente de produits financiers que l’on savait toxiques, à l’hôpital, soumis à des obligations de rentabilité, ces évolutions ont été douloureusement vécues. Les salariés se sentent en quelque sorte poussés à mal faire. Les plus engagés sombrent dans la dépression, voire pire, quand des salariés détachés de leur travail s’en accommodent avec résignation ou cynisme.

À en croire les sociologues qui étudient la souffrance au travail, la souffrance et le stress professionnel tendent à augmenter, notamment du fait des outils numériques qui accentuent les moyens de contrôle et la pression. Ce n’est pas un hasard s’il a fallu interdire aux managers d’envoyer les soirs et les week-ends des mails professionnels tant il y avait d’abus. Pour en revenir à Renault, les années Ghosn, de l’avis des syndicalistes, ont été dures sur le plan social, à tous les échelons, avec des objectifs toujours plus élevés et individualisés pour les salariés. Carlos Ghosn lui-même, qui n’a jamais cherché à parler à la veuve de l’ingénieur ni répondu à la lettre qu’elle lui a envoyée un an après le drame, a parfaitement incarné cette figure du grand patron mondialisé, plus soucieux de ses actionnaires que des salariés : l’essentiel de sa rémunération dépendait d’ailleurs du cours de l’action. Cette folie du « toujours plus » pousse les grands patrons à la tricherie, à la mégalomanie et à cascader la pression sur les collaborateurs qui en pâtissent en ne percevant qu’une partie dérisoire des fruits de leurs efforts.

Les DRH ont cherché à améliorer la condition des employés et à repérer ceux qui ne vont pas bien. La notion de QVT (qualité de vie au travail) est née. Des numéros verts ont été ouverts pour permettre aux salariés de consulter des psychologues, voire des psychiatres en dehors de l’entreprise. Certaines ont installé des salles de sport et des garderies, d’autres encouragent le télétravail. Il s’agit de prévenir les risques psychosociaux. Mais trop souvent, ces remèdes constituent des cautères sur des jambes de bois car ils ignorent les causes réelles du mal-être des salariés. La surcharge de travail, les exigences excessives de gains de productivité sont toujours là. C’est pourtant cette surcharge qui amène des salariés à sacrifier leur santé pour y parvenir. Ces initiatives ne remettent pas davantage en cause les dérives de l’évaluation individuelle : on reproche aux salariés leurs insuffisances de manière infantilisante, on leur fixe des objectifs excessifs, on leur manifeste peu de reconnaissance. Par ailleurs, le pilotage de l’activité professionnelle par des indicateurs quantitatifs, le reporting chronophage qui s’impose à tous les échelons dans la plupart des métiers conduisent à nier les difficultés éprouvées sur le terrain, difficultés dont le salarié n’est pas responsable.

Une tendance se fait pourtant jour, qui peut laisser espérer que ce travail qui tue soit enfin attaqué dans ses fondements et non plus dans certaines de ses conséquences. C’est ce qu’on appelle les entreprises libérées qui souhaitent responsabiliser les salariés. Il y a chez elles une mise à plat du système de gestion. Elles limitent, par exemple, les moyens de contrôle interne, jugés démobilisants et nuisibles à l’innovation. Les employés se déterminent beaucoup plus, le travail est moins fragmenté et son sens est plus aisément perceptible.

Journaliste, écrivain, essayiste, auteur de romans policiers et de bandes dessinées, Hubert Prolongeau a été critique cinéma et littéraire avant de signer de grands reportages et enquêtes dans divers médias (Libération, Le Nouvel Obs, Le Monde Diplomatique, Médiapart) dans le domaine social, notamment sur les SDF et les hôpitaux psychiatriques. À la fin des années 2000, il commence à s’intéresser à la souffrance au travail. Publié aux éditions Futuropolis avec Arnaud Delalande et Grégory Mardon, Le travail m’a tué est le second ouvrage qu’il consacre à ce thème.