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Le grand entretien

« Le burn-out est une maladie, mais pas professionnelle »

Le grand entretien | publié le : 01.06.2020 | Mathieu Noyer

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« Le burn-out est une maladie, mais pas professionnelle »

Crédit photo Mathieu Noyer

Dans son ouvrage « Burn-out : les 6 ras-le-bol », Jean-Denis Budin dénonce la banalisation du phénomène du fait de sa confusion avec l’épuisement, la remise en cause de son statut de vraie maladie, son approche strictement professionnelle, le conservatisme des autoproclamés « spécialistes » du sujet, et le plus important, selon lui : le fait de croire qu’on ne pourrait pas le prévenir ni en sortir.

Que révèle le questionnaire que vous avez administré en mai sur la façon dont la crise sanitaire a été vécue par les actifs ?

Ayant suscité 750 réponses d’un public de chefs d’entreprise, DRH, autres managers et travailleurs indépendants, elle montre les limites du télétravail prolongé auquel la moitié des répondants est passée, totalement ou partiellement. Les temps de connexion ont explosé : plus de quatre heures par jour pour 46 % des personnes, plus de six heures pour 29 % et surtout de façon continue, sans les pauses que favorise le travail en présentiel. 62 % des répondants rapportent des difficultés de concentration, notamment liées à la conciliation avec la vie personnelle. Seuls 13 % n’ont pas rencontré de problèmes de sommeil, un phénomène inquiétant qui renvoie à nos analyses plus générales. Des tensions à distance avec les collègues sont exprimées, que l’absence de contact physique ne permet pas d’éliminer. In fine, 38 % affirment travailler davantage, et dans huit cas sur dix à cause des procédures et contrariétés induites par la crise sanitaire. Au total, le questionnaire met en évidence un état de fatigue d’autant plus préoccupant que l’été sera sans doute plus studieux que d’ordinaire et donc moins mis à profit pour recharger des batteries déjà à plat.

Un rapport parlementaire de 2017 sur le burn-out postule sur l’équivalence de ce terme avec le syndrome d’épuisement professionnel. Qu’en pensez-vous ?

Cette confusion illustre deux erreurs. D’une part, la banalisation du phénomène. Le burn-out est quelque chose de grave, qui ne touche pas des millions de gens en France et qui met sa victime en réel danger de mort. Au Credir, nous l’analysons comme un AVC sans saignement qui produit les mêmes effets durables sur des parties du corps et la mémorisation. L’épuisement, lui, correspond à un état beaucoup plus courant, hélas, parmi les actifs : une fatigue récurrente résultant d’un excédent de consommation d’énergie sur sa récupération, que ni les nuits, ni les grasses matinées ou des vacances ne parviennent à combler. D’autre part, nous nous inscrivons en faux contre cette équation « burn-out = professionnel », véhiculée depuis des années et des décennies par des personnes et des structures au demeurant éminemment respectables (organisations syndicales, médecins, psychiatres, psychologues…).

Quelle légitimité revendiquez-vous pour remettre en cause l’analyse majoritaire sur le burn-out ?

Après être restés en retrait du débat dans les premières années d’existence du Credir, nous nous estimons désormais assez riches d’expériences du terrain pour aller à contre-courant. Nous avons accueilli depuis sept ans plus de 400 stagiaires au bout du rouleau, le plus souvent cadres et dirigeants d’entreprise, du junior encore plein d’entrain au senior lessivé. Ils ont débuté leur séjour chez nous par des récits de vie qui génère une documentation de 40 000 pages : une véritable bibliothèque de l’épuisement des humains. Or parmi nos stagiaires qui se trouvaient en burn-out, aucun ne l’était pour une raison strictement personnelle ou professionnelle. Ce n’est pas une surprise : nous constatons et vivons tous l’interaction de plus en plus forte entre vies personnelle et professionnelle. La goutte d’eau qui fait déborder le vase peut venir de partout : une réunion qui se passe mal, une mission professionnelle qui vient se surajouter aux autres, mais aussi la maladie d’un parent, un coup de téléphone malencontreux…

Quel rôle peut jouer l’entreprise dans la prévention du burn-out ?

Il n’est pas simple, car le salarié a sa part de responsabilité propre liée à sa façon de vivre en dehors du travail. Ainsi, si l’envahissement des e-mails professionnels est une réalité, l’addiction numérique individuelle en est une autre. Il y a aussi ces week-ends aux plannings minutés qui ne laissent pas le temps au corps et à l’esprit de se reposer, parce qu’on veut avancer dans la construction ou la rénovation de sa maison, qu’il faut gérer les activités des enfants, etc. Pour autant, cela n’exonère pas l’entreprise. Bien sûr, il y a celle caricaturale qui ne raisonne qu’en termes de productivité, pour presser le citron. Mais nous pensons que la plupart des sociétés ont intégré le discours selon lequel elles ne seront performantes que si leurs collaborateurs se sentent bien au travail. Toutefois, les actions collectives classiques faites de slogans, d’injonctions, de solutions qui norment l’organisation ne fonctionnent pas. Nous avons rencontré des salariés mal dans leur peau alors qu’ils travaillent dans une entreprise réputée pour y faire bon vivre, ou labellisée Great Place to Work. De même, une entreprise nous a demandé un diagnostic global sur la possible relation de cause à effet entre son mode d’organisation et la survenance de burn-out. Or la cinquantaine d’entretiens longs avec les salariés a donné des conclusions très différentes, rien d’univoque.

Si l’action « de masse » ne fonctionne pas, que reste-t-il à disposition des DRH ?

Une stratégie de prévention en entreprise reste indispensable. Nous pensons que son efficacité vient d’une sensibilisation discrète : développer des réflexes, à l’échelle d’un service, d’un îlot de production, pour repérer des attitudes, des changements d’état du collègue qui peuvent être préoccupants. Le plus important, c’est le manque de sommeil. Huit stagiaires sur dix du Credir développent des problèmes d’insomnie. C’est le point de départ des spirales infernales. On ne soupçonne pas l’importance de l’attention à apporter au collègue, d’abord parce que nous passons plus de temps au travail qu’en dehors, ensuite parce que l’isolement social est un facteur aggravant. Dans le même esprit, nous pouvons attester qu’une formation en entreprise sur la restriction de diffusion d’e-mails est plus efficace que le fait de décréter le droit à la déconnexion. Autre constat, à contrecarrer : trop de managers n’ont pas conscience de l’impact physique et psychique d’un surtravail imposé sur le collaborateur, a fortiori quand son sens n’est pas expliqué.

Par ailleurs, nous sommes très réservés sur l’émergence des « chief happiness officer », à l’inverse, on observe en Belgique le développement d’une fonction intéressante : la personne de confiance, interne ou externe à l’entreprise, à laquelle pouvoir se référer. C’est une piste. Ce rôle « de confiance » pourrait être joué par la médecine du travail, mais sa réforme ne plaide pas pour cette hypothèse. Il s’agit d’avancer avec tact, sur une ligne de crête étroite pour ne pas basculer dans l’immixtion indésirable dans l’intimité de la vie privée. Et là, je n’ai pas de recette toute faite à proposer.

Les politiques de qualité de vie au travail développées dans les entreprises constituent-elles une réponse ?

On ne peut que raisonner qualité de vie globale. Pour nous, cette « QVG » résulte de l’addition de trois facteurs : le soin à sa propre santé – certains des stagiaires du Credir n’avaient pas consulté de médecin depuis trois ou quatre ans ; la qualité de vie au travail ; et la qualité de vie hors travail qui peut passer notamment par une « troisième » vie, d’engagement associatif. Nous avons constaté que loin de représenter un poids supplémentaire, celle-ci constituait un espace de respiration salutaire : ce peut être un autre bon conseil à se passer de salarié à salarié.

Parcours

Diplômé de l’Essec, Jean-Denis Budin, 57 ans, a vu en 2008 un burn-out stopper net une carrière qu’il qualifie de « bien remplie » de dirigeant d’entreprise. Au sortir de sa longue convalescence, il a soutenu une thèse EBDA à l’université de Paris-Dauphine en 2012, sur « Les histoires méconnues des chefs d’entreprise en difficulté ». L’année suivante, il a cofondé le Credir, une association pionnière de la prise en charge de cadres et dirigeants « au bout du rouleau ». La structure les accueille à Kaysersberg-Vignoble (Haut-Rhin), elle a fait émerger le think tank (laboratoires d’idées) Credir Research, qui a notamment créé le concept de qualité de vie globale. Jean-Denis Budin est l’auteur de quatre autres ouvrages depuis 2012, dont un premier à partir de sa thèse (éd. La compagnie littéraire-Brédys) et « Ne vous tuez plus au travail ! À la recherche du bon équilibre » (éd. Also).

Auteur

  • Mathieu Noyer