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Le grand entretien

Les normes « masculines » perdurent dans l’entreprise

Le grand entretien | publié le : 06.07.2020 | Frédéric Brillet

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Les normes « masculines » perdurent dans l’entreprise

Crédit photo Frédéric Brillet

Sylviane Giampino, qui vient de publier Pourquoi les pères travaillent-ils trop ? chez Albin Michel, s’interroge sur les raisons qui empêchent les hommes d’accomplir les derniers mètres pour atteindre l’égalité avec les femmes en matière de parentalité.

Comment évolue le décalage entre hommes et femmes dans l’investissement familial ?

Les hommes sont pris dans des contradictions : ils se sont rapprochés de leurs enfants et affirment s’en occuper comme leur conjointe mais leur comportement quotidien dit autre chose. Ils gardent un réflexe de priorisation professionnelle lors des arbitrages entre besoins familiaux et impératifs professionnels. Malgré l’affirmation d’un idéal plus égalitaire au sein des couples, la répartition reste sexuellement déséquilibrée à l’arrivée des enfants. Les statistiques de l’Insee indiquent que les mères assurent 64 % du temps quotidien dédié aux tâches domestiques et 71 % aux activités parentales. Contrairement au ressenti collectif, les inégalités parentales persistent.

Faut-il en déduire que les hommes n’aspirent pas vraiment à équilibrer leur vie familiale et professionnelle ?

C’est plus compliqué que cela. Ainsi, les recruteurs constatent que les jeunes candidats expriment souvent cette aspiration car ils ont vu leurs aînés, leurs pères, se faire licencier lors des crises malgré un surinvestissement dans leur emploi. Mais l’idéal égalitaire et d’équilibre entre la sphère privée et professionnelle cède quand ils deviennent pères. Les répartitions stéréotypées se réinstallent, notamment avec l’arrivée du deuxième enfant. Chaque nouvelle naissance requiert en effet plus de temps et d’investissement parental. Ces besoins des enfants impactent différemment les mères et les pères. Les premières acceptent, ou sont acculées, pour assumer ces tâches à réduire leur temps de travail ou leurs ambitions professionnelles quand les seconds les augmentent. C’est pourquoi 26 % des femmes travaillent à temps partiel, contre seulement 6 % des hommes, alors même que l’écart du taux d’activité entre les deux sexes est très faible, moins de 10 %.

Quelles sont les conséquences de ce décalage ?

Ce décalage crée un véritable casus belli conjugal qui empire avec le temps. Les hommes trouvent injuste que leurs compagnes leur reprochent une participation insuffisante aux tâches domestiques et familiales. Mais le reproche est fondé : les pères importent en famille des conduites de hiérarchisation qu’ils pratiquent au travail, évitant et déléguant la banalité des tâches fastidieuses et invisibles, au profit de missions plus valorisantes et fondamentales à leurs yeux. Ils se tiennent in fine à distance de ce qu’ils considèrent comme des domaines féminins.

Au moment de faire des choix professionnels, « les hommes mesurent ce qu’ils conquièrent et pas ce à quoi ils s’exposent », expliquez-vous…

Ils ne mesurent pas les impacts sur le couple et les enfants de cette autocontrainte inconsciente du « devoir professionnel » en face duquel les mères opposent le « devoir familial ». Le travail comme priorité et contrainte absolue sert aussi de refuge, tant il peut apporter ses jouissances bénéfiques d’action, d’emprise et de visibilité sur le monde réel, extérieur. Mais la pression qui pousse à toujours plus d’excellence, d’efficacité et de performance s’accompagne actuellement d’une précarisation du statut ou de la fonction très convoitée à mesure que l’on monte dans la hiérarchie. En outre, cette pression qui favorise le burnout peut déboucher sur la perte de sens. Une spirale de conflits et d’incompréhension se développe et les enfants grandissent sous le ciel orageux des tensions et des fatigues parentales. Chaque année, 380 000 enfants sont concernés par la séparation de leurs parents, dont 60 % hors mariage. Quand les ruptures résultent de la lassitude des mères à penser et répondre aux nécessités familiales et la frustration d’y sacrifier leur propre carrière et leur épanouissement, quand les pères n’entendent pas leurs appels derrière les reproches et plongent dans le travail, ces ruptures conjugales deviennent le fusible d’un burnout familial. Et c’est psychologiquement, socialement et économiquement dommageable pour tout le monde.

Vous évoquez même un « symptôme névrotique »…

Les hommes considèrent que les exigences professionnelles constituent un socle inamovible autour duquel les besoins et urgences familiales doivent pouvoir s’ajuster. Ils ont tendance à banaliser les soucis des enfants, par exemple. Portant en eux des siècles de virilité fondée sur le travail rémunéré et la visibilité sociale, ils se persuadent qu’ils n’ont pas le choix. Il est temps de remettre en cause cette focalisation sur le travail masculin ancrée dans l’histoire. Cette conception devient obsolète au regard des évolutions auxquelles les hommes aspirent et de ce que leurs femmes, leurs enfants et la société attendent d’eux.

Quelle est la responsabilité des employeurs dans le statu quo ?

Les cultures d’entreprise et les modes de management restent marqués par des normes dites « masculines ». Les jeunes ne se reconnaissent plus tout à fait dans les démonstrations de puissance, codes d’honneur, ni les stéréotypes de genre comme les métaphores guerrières qui poussent à « être le meilleur ou à déchoir ». Il est temps d’ouvrir dans les organisations une brèche humaniste pour y faire entrer les enjeux de la parentalité. Les mesures nécessaires sont connues depuis les années 2000 mais inégalement appliquées : assouplissement des temps et des espaces de travail, bilan chiffré de la parité, aides financières ou de services, congés parentaux… Certaines entreprises jouent le jeu, d’autres non. Elles sont exemplaires quand leurs dirigeants sont éclairés, convaincus, égalitaristes, et ne bottent pas en touche sur des services RH dénués de moyens et de pouvoirs. Tout dépend du sommet.

Vous constatez que, trop souvent, les lois et les chartes d’entreprise sont pavées de bonnes intentions mais dénuées d’objectifs et d’évaluations chiffrés. Est-ce à dire que le « tout doit changer pour que rien ne change » perdure sur ce sujet ?

Tant que le mot parentalité sera associé à la maternité dans les mesures de conciliation entre vie professionnelle et vie privée, on n’avancera pas. Pour changer, il faut que les hommes fassent valoir leurs droits autant que les femmes. Toutes les lois sur la famille, notamment les congés parentaux, sont égalitaires et partageables entre pères et mères, à l’exception du congé maternité qui intègre la santé liée à l’accouchement. Mais la plupart des gens ne le savent pas et on ne communique pas là-dessus. Les droits butent sur les normes de genre… et la mollesse des transformations politiques qui seraient profitables aux enfants. Il faudrait instituer des congés parentaux mieux répartis entre pères et mères, plus longs autour de la naissance ou des maladies, mais plus courts et mieux rémunérés pour le reste. Monter en qualité les services qui s’occupent des enfants et former les professionnels à une éducation non stéréotypée. L’idéal serait que les hommes et les femmes exercent ensemble une pression pour obtenir des changements législatifs dans une perspective plus large. Il faudrait mieux coordonner les politiques de l’emploi, de la famille, de lutte contre la pauvreté et les conditions favorables à l’éducation et à la santé des enfants.

Parcours

Psychologue pour enfants, spécialiste en prévention psychologique et soutien à la parentalité, Sylviane Giampino préside le Haut Conseil de l’enfance et de l’adolescence du HCFEA. Elle a par ailleurs publié Les mères qui travaillent sont-elles coupables, nos enfants sous haute surveillance et Refonder l’accueil du jeune enfant aux éditions Eres.

Auteur

  • Frédéric Brillet