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Le grand entretien

« L’utilité sociale des métiers a un caractère subjectif »

Le grand entretien | publié le : 21.12.2020 | Irène Lopez

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« L’utilité sociale des métiers a un caractère subjectif »

Crédit photo Irène Lopez

Si la crise sanitaire a mis sur le devant de la scène les métiers dits « de première ligne », Serge Perrot démontre à partir d’une étude que l’utilité sociale d’un métier est difficile à définir. Et les métiers les plus utiles à la société ne sont ni les mieux ni les moins payés.

Comment définir l’utilité sociale ?

L’aspect multidimensionnel de la notion rend la définition difficile. Cette utilité sociale peut être perçue comme directe. C’est le cas des infirmiers et des autres soignants. C’est également le cas des éboueurs et des agents de propreté, mis dans la lumière par les médias. D’après notre étude*, deux tiers des salariés de notre échantillon estiment avoir une utilité sociale. C’est intéressant car ils ne travaillent pas uniquement dans des secteurs comme la santé ou la propreté. Qu’est-ce qui leur fait donc ressentir cette utilité ? Beaucoup de salariés nous ont confié avoir une utilité indirecte. « Je suis utile car je produis les appareils utilisés dans les hôpitaux », « Je suis pilote dans l’aviation, je transporte des personnes », « Je suis mécanicien, si les avions peuvent voler, c’est parce qu’ils sont entretenus et réparés ». Ces salariés se sentent moins reconnus que ceux qui travaillent dans la santé car leur utilité est indirecte et donc moins visible.

Une autre dimension est l’immédiateté. Certains ont déclaré avoir une utilité sur le long terme. Prenons l’exemple d’un professeur de mathématiques et de ses élèves. Si enseigner le théorème de Pythagore n’a pas forcément une utilité sociale à court terme, nous voyons bien à long terme l’importance de l’éducation et de l’ouverture des esprits qu’elle permet, d’autant plus avec l’actualité tragique des attentats. Ici encore, les salariés se sentent socialement utiles mais leur utilité n’est pas assez reconnue car, cette fois, elle l’est à long terme.

L’utilité d’un métier est-elle liée, dans l’opinion publique, à sa visibilité ?

Les travailleurs qui sont socialement reconnus sont surtout ceux dont l’utilité est directe et immédiate. Lorsque ces deux dimensions sont réunies, la visibilité est accrue. Elle l’est d’autant plus que les médias ne cessent de la mettre en avant. Or, ce n’est pas parce qu’un métier est invisible qu’il n’est pas utile. Prenons le cas de la maintenance informatique. À l’hôpital ou dans n’importe quelle entreprise, ce poste est utile. Il a, par exemple, permis de faire tourner l’économie a minima pendant le confinement.

Quels autres facteurs peuvent fonder le critère d’utilité ?

La perception d’utilité varie également en fonction des personnes à qui s’adresse le travail. On peut se sentir utile pour les autres même si le périmètre de l’utilité est local ou la cible étroite. Un plombier qui vient vous dépanner vous est utile. Si nous reprenons l’exemple des infirmières, chacune d’elles s’occupe aussi d’un nombre restreint de malades. Et pourtant, elles sont considérées comme utiles globalement. Prenons maintenant l’exemple des chercheurs en nutrition. Participer à des programmes pour mieux nourrir la planète est d’une utilité globale. Il s’agit là d’une nouvelle interrogation : à partir de quelle taille de cible est-on considéré utile ? Par exemple, de nombreuses professions se sentent utiles dans leur entreprise. Des DRH nous ont ainsi confié s’être sentis particulièrement utiles pendant la crise, car c’est sur eux qu’ont reposé toute la réorganisation du travail à distance et la mise en place des consignes sanitaires pour les salariés qui devaient être présents.

Se sent-on utile à égalité ?

Non, notre étude a montré que tous les salariés ne se sentent pas également utiles. Un des répondants de l’étude, une personne employée dans le service marketing d’une entreprise qui produit des parfums, nous a affirmé : « Je ne me sens pas socialement utile car je ne considère pas le parfum comme un bien essentiel. Le déodorant à la rigueur… ». Nous avons constaté un sentiment d’inutilité sociale plus marqué dans certains secteurs comme le marketing, la communication, la publicité. L’inutilité sociale était tout le propos du livre 99 francs de Frédéric Beigbeder (Grasset, 2000). Nous-mêmes, dans l’enseignement supérieur et la recherche, nous nous sentons socialement utiles mais est-ce que notre métier fait partie de l’indispensable, de l’essentiel ? La réponse est subjective. C’est toute la controverse qu’il y a eu sur le métier de libraire. Les librairies ont fermé leurs portes au mois de novembre comme la plupart des autres commerces, les faisant rentrer dans la case des commerces non essentiels. Il y a eu un tollé contre ces fermetures, une partie de la population jugeant la lecture essentielle pendant le confinement.

Les plus utiles sont-ils les moins payés ?

Nous avons examiné les liens entre le niveau de revenu et la perception d’utilité sociale. Le pourcentage de salariés qui se sentent socialement utiles est de 60 % pour les personnes dont le salaire net mensuel est inférieur à 1 400 euros, 77 % entre 1 400 et 1 700 euros, 90,5 % entre 1 700 et 2 000 euros, 68 % entre 2 000 et 2 800 euros, 61 % entre 2 800 et 4 700 euros, et 71 % pour ceux dont les revenus excèdent 4 700 euros. Le pourcentage de personnes qui se sentent utiles socialement ne s’effondre pas avec le salaire. Il n’y a pas de lien clair entre utilité sociale perçue et niveau de salaire. Les plus utiles ne sont ni les mieux ni les moins bien payés. Tout comme il est faux de dire que les métiers bien payés sont inutiles.

Va-t-on voir apparaître une nouvelle hiérarchie des professions et des rémunérations ?

Il existe des métiers socialement utiles et mal payés qu’il est urgent de revaloriser. Mais crier haro sur certains métiers comme les financiers en disant qu’ils sont inutiles n’est pas pertinent. Pendant ce contexte de crise, les banques ont distribué le prêt garanti par l’État. Elles ont été socialement utiles. Accorder un prêt pour se loger est utile aussi. On peut dénoncer des écarts de salaires socialement inacceptables mais nous n’allons pas faire la révolution sur la base du critère de l’utilité sociale. Cela supposerait déjà que l’on sache la mesurer, et ce n’est pas le cas. Renverser des hiérarchies au profit de métiers dits « essentiels » évoque une lutte des classes « covid compatible ». Derrière cette vision, il y a davantage une idéologie qu’un discours rationnel. Aujourd’hui, avec la notion de métiers essentiels, nous ne pouvons pas renverser la hiérarchie des métiers fondée sur leur utilité sociale. Il ne faut pas confondre la visibilité et la réalité de l’utilité sociale. Aujourd’hui, c’est la visibilité qui prime au détriment de cette réalité, par ailleurs très difficilement mesurable.

Parcours

Serge Perrot est professeur de management à l’université Paris Dauphine et codirecteur du master Conception et innovation en management. Ses principaux centres d’intérêt sont l’engagement, l’onboarding et les nouvelles pratiques managériales. Il intervient à Dauphine et auprès d’entreprises.

(*) Au mois de mai 2020, à l’issue du premier confinement, Mélia Arras Djabi et Serge Perrot ont mené une étude auprès de 192 salariés dans différents secteurs (santé, commerce, banque-assurance, ingénierie, juridique, etc.) sur la perception par les salariés eux-mêmes de l’utilité sociale de leurs métiers.

Auteur

  • Irène Lopez