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Le grand entretien

« Il faut réfléchir à une économie tournée vers des intérêts collectifs »

Le grand entretien | publié le : 17.01.2022 | Nathalie Tissot

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« Il faut réfléchir à une économie tournée vers des intérêts collectifs »

Crédit photo Nathalie Tissot

Lauréat du prix Nobel de la Paix en 2006 conjointement avec la Grameen Bank qu’il a fondée, Muhammad Yunus appelle à changer notre système économique pour vaincre la pauvreté grâce au social business et à un monde à trois zéros : zéro réchauffement climatique, zéro concentration des richesses, zéro chômage. Pour promouvoir ces nouvelles pratiques, un centre Yunus, le premier à l’extérieur du Bangladesh, a été inauguré à Paris en 2017.

La pandémie de Covid-19 a exacerbé la pauvreté dans le monde. Reste-t-il de l’espoir de l’éradiquer ou au moins de la réduire ?

Il est évident qu’on ne peut pas abandonner tout espoir, on doit persévérer. On sait bien qu’il ne s’agit pas que de la Covid, il y a d’autres enjeux majeurs, comme le réchauffement climatique qui détruira le monde si on continue dans cette voie. Il y a l’extrême concentration des richesses, puisque 99 % sont entre les mains de 1 % des habitants de la planète. Il y a plusieurs enjeux cruciaux entremêlés mais la Covid nous donne l’occasion de prendre du recul et de grandes décisions. Nous ne devrions pas en sortir en revenant simplement au système économique prépandémique, mais créer un nouveau système puisque la pandémie a mis un coup d’arrêt au système actuel.

Pensez-vous que le social business puisse devenir un modèle ?

Lorsque j’évoque ces changements nécessaires, je parle de changer le système économique dans son ensemble et, de ce point de vue, le social business est très important. Je parle de créer un monde à « trois zéros » : zéro réchauffement climatique, zéro concentration des richesses, zéro chômage. Cela nécessite donc de repenser nos économies car, sans cela, le système existant continuera à créer les problèmes plutôt que les résoudre.

Il faut commencer par redéfinir l’être humain. Il est souvent présenté par les économistes comme égoïste, guidé par ses seuls intérêts. C’est une mauvaise façon de voir les choses car les êtres humains ne sont jamais complètement égoïstes. Ils le sont tout en étant altruistes, partagés entre intérêts individuels et collectifs. Les économistes ne prennent pas en compte le collectif, ils ne parlent que des intérêts individuels. En conséquence, la maximisation du profit est devenue l’alpha et l’oméga économique. Mais, pour moi, il faut aussi parler du collectif, réfléchir à une économie tournée vers des intérêts collectifs dans laquelle on créerait des entreprises pour régler les problèmes et non pour se faire de l’argent. Je milite pour des entreprises intéressées par la recherche de solutions et non guidées par le profit, et même des entreprises à « zéro profit ». C’est ce que j’appelle le social business.

Donc il faut d’abord réfléchir à la définition de l’être humain lui-même. Ensuite il faut se rendre compte que l’organisation de l’économie privilégie le salariat. Il faut avoir un emploi, c’est l’objectif ultime de tout être humain. En réalité, c’est faux, car chaque être humain est un entrepreneur potentiel. Cela est consubstantiel à l’histoire de l’humanité. Nous étions chasseurs, cueilleurs, nous cherchions à résoudre des problèmes, trouver des solutions, nous n’attendions pas que quelqu’un nous fournisse un emploi. Ce n’est que récemment que le raisonnement économique a changé cela. Pour moi, nous devons désormais retrouver nos âmes d’entrepreneurs et redessiner le système économique en ce sens.

Mais cela requiert beaucoup de ressources, y compris en termes de confiance en soi… Est-ce que ce n’est pas le principal obstacle ?

Cela demande des ressources mais il y en a tellement, à commencer par les œuvres philanthropiques des plus riches. Ils font des dons, créent des fondations. Tout cela représente énormément d’argent. Mais il est bloqué dans ce système de charité. Ce que je dis, c’est : « Si vous donnez votre fortune à une œuvre de bienfaisance, pourquoi ne contribuez-vous pas plutôt au social business, à lancer une entreprise à vocation sociale ? » Cela permettrait de faire circuler cet argent, de le recycler à l’intérieur du système économique. Donc les ressources ne sont pas un problème. Prendre les décisions en est un. Les gens sont tellement accros au système économique actuel qu’ils ont peur d’essayer quelque chose de nouveau.

À propos de la confiance en soi, c’est d’abord une question de donner l’opportunité. Regardez ce que nous avons fait avec la Grameen Bank. Quand nous avons commencé à prêter de l’argent à des villageoises pauvres, elles avaient peur, ne serait-ce que de toucher l’argent. Elles répondaient : « Je n’ai jamais touché d’argent de ma vie. » Mes étudiants, eux, étaient très frustrés que je leur demande d’encourager ces femmes à prendre l’argent, selon eux, ça ne pouvait que créer des problèmes, puisqu’elles n’en avaient pas l’habitude. Mais je leur ai répondu que si ces femmes étaient effrayées à l’idée de prendre de l’argent, c’était le résultat de leur histoire. Dès leur naissance, la société leur renvoie cette peur : « Tu es une fille, c’est mauvais, tu aurais dû être un garçon. » Donc, quand on leur propose de leur prêter de l’argent pour lancer leur entreprise, croyez-vous qu’elles vont accepter tout de suite ? Non, car elles sont enveloppées par la peur et il nous faut la surmonter. Une manière de faire est de continuer à en parler jusqu’à ce qu’une ou deux personnes se lancent et aient du succès afin de donner envie aux autres de suivre. En très peu de temps, finalement, nous avons convaincu des millions de femmes. Elles se font prêter de l’argent, remboursent avec les intérêts et se font prêter de plus grosses sommes, sans avoir eu la moindre expérience entrepreneuriale auparavant. Même dans les villages les plus pauvres, où il y a beaucoup d’analphabétisme, elles peuvent devenir entrepreneures. C’est une question de culture. Nous avons créé celle où il faut avoir un travail salarié pour exister et nous pouvons en changer.

Est-ce que vous pensez que les Jeux olympiques de Paris 2024, à l’organisation desquels vous participez, peuvent être un exemple en termes de bonnes pratiques du social business ?

Nous nous sommes mis d’accord pour que cela le soit. De nombreuses personnes y travaillent avec cet objectif et j’espère que cela contribuera à montrer que des Jeux peuvent être pensés autour du social business, c’est-à-dire avec le but de trouver des solutions aux problèmes plutôt qu’être une simple occasion de loisirs et de profits. Nous ne cherchons pas la réussite commerciale des JO mais leur réussite sociale. Et j’espère que cette promesse sera tenue.

Vous avez cet autre projet des clubs « trois zéros ». Quel est l’objectif ?

Pour préparer les jeunes à ce monde des « trois zéros » que nous appelons de nos vœux, nous leur disons : « Pourquoi ne pas créer des clubs ? » L’idée est que cinq personnes se rassemblent et réfléchissent ensemble à comment répondre aux problèmes qui se posent dans le monde. La planète est comme un vaisseau spatial et ces jeunes doivent en devenir les pilotes, réfléchir au plan de vol, etc.

Contrairement aux Jeux, l’action viendrait du local, à un petit niveau…

Une seule personne peut être à l’origine d’une action, c’est d’ailleurs toujours comme ça. Vous avez de grands objectifs, comme les « trois zéros », mais il faut commencer par voir ce que vous pouvez faire à votre niveau, autour de vous. Toute grande réalisation débute par une petite, donc nous encourageons chaque jeune à trouver son propre point de départ.

Donc c’est une question de génération ?

Les jeunes ont la vie devant eux. Le problème des personnes âgées est qu’elles sont engluées dans de vieilles manières de penser. Certaines en sortent mais cela prend du temps. Et puis elles pensent que leur temps est passé, donc pourquoi chercher à réaliser de grandes choses ? Les jeunes ont de l’énergie, ont énormément de capacités et ont la technologie entre leurs mains. Ils sont la génération la plus puissante de l’histoire de l’humanité grâce à leur maîtrise de la technologie.

Parcours

Surnommé le « banquier des pauvres », Muhammad Yunus est né en 1940 à Chittagong, au Bangladesh. Après des études à l’université de Dhaka, il obtient un doctorat à l’université Vanderbilt aux États-Unis et devient professeur assistant. Il rentre au Bangladesh au début des années 1970 et dirige le département d’Économie de l’université de Chittagong. Il développe alors le microcrédit, un système de prêts à long terme destiné à soutenir des porteurs de projets pauvres, et il fonde la Grameen Bank en 1983. Avec cette dernière, Muhammad Yunus reçoit le prix Nobel de la Paix en 2006 pour ses efforts à œuvrer au développement économique et social.

Auteur

  • Nathalie Tissot