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« Il y a confusion entre débit de production et productivité »

L’actualité | publié le : 28.02.2022 | Lys Zohin

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« Il y a confusion entre débit de production et productivité »

Crédit photo Lys Zohin

Sociologue, spécialiste des RH et directeur associé au cabinet de conseil Bartle, Olivier Tirmarche alerte sur les méfaits du télétravail, et en particulier la perte du capital social, alors qu’il est source d’innovation.

Vous vous montrez sceptique quant aux vertus du télétravail, pourquoi ?

Je veux bien entendre que le télétravail permet une concentration plus forte, loin des distractions du bureau, et donc une production horaire accrue. Mais ce qui me gêne, c’est d’abord la disparité des résultats, en fonction des modes d’évaluation. Ainsi, si le rapport de l’Institut Sapiens fait état d’une hausse de productivité de 22 %, l’économiste américain Nicholas Bloom l’estime à 5 %, tandis que le chercheur japonais Masayuki Morikawa voit une perte de 30 %… Il semble toutefois que les entreprises déjà familières du télétravail aient obtenu des gains supérieurs aux autres. De même, les organisations bureaucratiques, qui privilégient la production séquentielle, en auraient davantage profité que celles orientées vers la créativité et la résolution collectives de problèmes. Ensuite, c’est la confusion entre débit de production et productivité qui me gêne. De fait, les gains constatés ne portent que sur une partie de ce qui fonde la productivité, en l’occurrence le débit de production. Mais la productivité est aussi fonction de la valeur unitaire des produits délivrés, qui est dépendante du caractère différenciant de l’offre, qui à son tour dérive de l’innovation. Or la qualité ou la pertinence de l’innovation échappent largement à la mesure, au moins sur le court terme. De plus, l’innovation tient au lien social. Ce sont de nouvelles associations d’individus, des rencontres, des interactions non planifiées et informelles qui donnent naissance à la créativité et à l’innovation. En fait, l’augmentation du débit de production a été obtenue au prix d’un sacrifice : celui du lien social et même du capital social – au sens sociologique du terme et non comptable – d’une entreprise…

Et ce lien social est perdu avec le télétravail, n’est-ce pas ?

Oui. Et avec lui, le capital social. Selon la définition de Pierre Bourdieu, le capital social, c’est « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ». Cette définition a plusieurs composantes. Les plus évidentes sont la quantité d’individus inclus dans le réseau et la qualité de ces individus, c’est-à-dire la valeur des ressources qu’ils détiennent (leurs propres réseaux, leurs informations et compétences, leurs moyens financiers…). Quant à l’interconnaissance et l’interreconnaissance, elles impliquent une troisième composante : la qualité intrinsèque du lien, faite notamment d’investissement personnel, d’intimité et de confiance. Avec le télétravail devenu la norme, en tout cas pour ceux dont les tâches sont télétravaillables, ce capital social a été consommé sans être renouvelé.

Comment faire pour le reconstituer si c’est la clé de l’innovation et donc de la différenciation pour les entreprises ?

Revenir sur site, d’abord ! Cela dit, il restera quelque chose du télétravail. Les sites de production vont évoluer dans leur vocation. Ils doivent, puisqu’il s’agit avant tout de résoudre des problèmes, inclure davantage de lieux d’échanges, pour le travail collectif. Sans oublier, car c’est aussi la vocation des lieux de travail, la socialisation gratuite, autrement dit les rencontres qui n’ont pas de but précis, pas d’agenda, juste là pour le fun. Ensuite, du fait que le rendement du capital social augmente lorsque la socialisation amène la coopération, davantage de collaborateurs doivent mettre en commun leurs ressources. C’est donc l’organisation du travail qui est à revoir. Enfin, les entreprises doivent éviter de bureaucratiser le télétravail avec des cadres trop stricts. C’est le manager qui est le mieux placé pour évaluer les besoins de réunion physique à un moment donné, c’est donc lui qui doit décider, en fonction de l’activité du moment, de ce qu’il convient de faire.

Auteur

  • Lys Zohin