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« La charge mentale est le fait de coexister dans deux mondes à la fois »

La parole à | publié le : 07.03.2022 | Irène Lopez

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« La charge mentale est le fait de coexister dans deux mondes à la fois »

Crédit photo Irène Lopez

Rencontre avec le Dr Aurélia Schneider, psychiatre et auteure de La Charge mentale des femmes… et celle des hommes, qui étudie plus particulièrement la pression que subissent les mères de familles, mais aussi les cadres et dirigeants d’entreprise, et le piège que recèlent parfois le télétravail et le temps partiel. Au risque du burn-out.

Quelle est la définition de la charge mentale ?

Le concept de charge mentale a été évoqué par la sociologue Monique Haicault en 1984, selon la notion de « deux univers, l’univers professionnel et l’univers domestique, qui coexistent et empiètent l’un sur l’autre ». Elle définit la charge mentale comme le fait de devoir penser à un domaine alors qu’on se trouve physiquement dans l’autre. Ainsi, la charge mentale n’est ni un cumul, ni une « simple » addition de tâches ; ce n’est pas non plus vivre deux journées en une seule. C’est le fait de coexister dans deux mondes à la fois – et pas seulement l’un après l’autre. En bref, on ne pourrait finalement pas s’affranchir complètement du pôle dans lequel on ne se trouve pas physiquement et qui continue d’occuper une partie de notre cerveau. C’est donc vivre en même temps deux charges.

Qui est concerné ? Pourquoi parle-t-on davantage de la charge mentale des femmes ?

La notion de charge mentale est reprise en 1998 par l’ingénieure Sylvie Hamon-Cholet qui l’applique au monde du travail pour définir schématiquement le coût psychique de la pression pesant sur les salariés. Ainsi, hommes et femmes sont concernés. La première définition s’en trouve aujourd’hui paradoxalement réduite et élargie, car elle est concentrée en un seul lieu, à condition qu’il y ait « objectifs contradictoires, travail dans l’urgence, interruption, fragmentation et émiettement du travail ».

Il est important d’évoquer la situation professionnelle spécifique du temps partiel. Nous ne pouvons nier qu’il concerne essentiellement les femmes, même s’il existe de plus en plus d’exceptions. Mes patientes à temps partiel ont attiré mon attention sur le « piège de la double casquette ». En effet, lorsqu’elles sont aux quatre cinquièmes, elles fournissent généralement autant de travail qu’à temps plein, car elles rapportent du travail à la maison. Plusieurs d’entre elles, à mi-temps, parlaient même de triple peine : le salaire est bas, l’activité n’est pas ou peu considérée par les conjoints et elles ne se sentent pas valorisées. Autre point sensible : si la femme ne travaille pas à plein temps, elle est censée être davantage à la maison et s’en occuper. Par ailleurs, elle a souvent renoncé à une aide-ménagère, justement en raison de ce temps partiel – moins de moyens pour rémunérer une aide, culpabilité d’une dépense alors qu’elle pourrait faire le travail domestique… Pour ces femmes, « c’est pire que tout, on a moins de temps et on n’a plus d’alibi », m’a confié l’une d’elles.

Pouvez-vous donner d’autres exemples de situations de charge mentale ?

Prenons l’exemple d’un(e) chef(fe) d’entreprise de type PME. Cette personne a l’obligation d’être absolument sur tous les fronts : gestion des problèmes à l’intérieur de la société elle-même – conflits, absentéisme, erreurs… – ainsi qu’à l’extérieur – relations avec les administrations, paperasse monumentale et complexe, échéances de paiement en cas de difficultés financières… Les salariés de grandes entreprises aux exigences parfois disproportionnées ne sont pas épargnés. Ils sont confrontés à des échéances multiples et parfois ingérables – réception d’un dossier « à rendre pour hier » –, ou à des réunions se tenant dès 6 h 30 le matin ou jusqu’à 20 h. À cela nous devons ajouter le lot de problèmes quotidiens générés par certains collègues désagréables ou, le cas échéant, toute une équipe à diriger. Cette pression quotidienne et l’autoroute vers la saturation que représentent les centaines d’e-mails reçus chaque jour et dont la seule lecture prendrait la semaine entière sont souvent à la limite du tolérable…

Autre cas : celui des enseignants et des télétravailleurs. C’est un autre piège que de travailler chez soi. Il est purement et simplement impossible de fournir une bonne qualité de travail si l’on est constamment dérangé, ce qui est souvent le cas à la maison lorsqu’on a une famille. Chacun pense que son cas particulier ne va prendre que quelques minutes à celui ou celle qui est présent(e). Or tout le problème est là : être interrompu alors que l’on est concentré – un peu comme les cadres dont on sait qu’ils reçoivent en moyenne un coup de fil toutes les six minutes. À moins de travailler dans une pièce insonorisée et fermée à clé, ou exclusivement quand les autres ne sont pas là, ce qui pourrait être un confort total se transforme en cauchemar improductif. Cette situation peut être responsable de charge mentale car il faut gérer de front des activités très différentes.

Pourquoi certains s’en sortent mieux que d’autres ?

Nous ne sommes pas égaux face à la charge mentale. Et il y a des éléments aggravants comme le harcèlement. La société le condamne à condition d’avoir des preuves. Or le recueil de preuves et la force de s’opposer au harcèlement sont souvent d’immenses obstacles à franchir pour la victime. Les situations de violence se pérennisent et s’ajoutent à un quotidien déjà bien chargé. Le coût psychique de la situation est considérable, jusqu’à en devenir insoutenable, sans qu’il soit possible d’agir, souvent pendant assez longtemps.

Un autre élément aggravant est l’isolement. Même si l’on est en contact avec les autres, que l’on reçoit des dizaines de coups de téléphone et des centaines d’e-mails par jour, nous sommes émotionnellement isolés. Pour le manager, la charge mentale s’alimente des problèmes éventuels de chacun des membres de l’équipe et des exigences de son propre supérieur hiérarchique. Il est littéralement « pris en sandwich », sans partage possible. Pour le chef d’entreprise, et surtout en cas de difficultés, la situation peut devenir critique. Il se retrouve seul à devoir gérer les risques psychosociaux permanents au sein de l’établissement, de même que ses responsabilités multiples, et à anticiper le prochain problème. L’impossibilité de partager ses doutes, ses difficultés et ses angoisses contribue à générer une charge mentale parfois insoutenable.

À ces éléments externes s’ajoutent ceux internes à l’individu. Au départ, ce sont même plutôt des richesses : il y a des avantages considérables à anticiper, vouloir bien faire les choses, respecter les délais, etc. En revanche, lorsque des obstacles plus sérieux surviennent, lorsque nous nous sentons submergés, il se peut que nous nous mettions à exiger davantage de nous-mêmes. Sans nous en rendre compte, nous nous « mettons la pression ». Les ressources personnelles qui nous aidaient à résoudre nos problèmes deviennent pénalisantes et nous mènent à l’inefficacité, voire au burn-out.

L’anticipation anxieuse et le perfectionnisme sont aussi des comportements pouvant se révéler toxiques. Nous pourrions détourner ici la célèbre phrase du Dr Knock : « Tout perfectionniste est un surmené qui s’ignore… » En effet, vouloir tout le temps faire les choses parfaitement et ne rien laisser au hasard implique une vision à 360 degrés et un contrôle permanent. Les perfectionnistes sont souvent fatigués et finalement peu gratifiés, en termes de résultats, comparativement à l’importance de l’effort fourni. En réalité, ils seraient même le plus souvent doublement peu gratifiés car ils ne sont quasiment jamais satisfaits eux-mêmes, et aussi parce que les autres ne mesurent pas la somme des contraintes qu’ils se sont imposées.

Quelles sont les conséquences ? Existe-t-il des solutions ?

Les principaux symptômes sont la fatigue prolongée, le mauvais sommeil, des douleurs dans les muscles, les cervicales, le dos… Certains patients peuvent ressentir une douleur à la poitrine. Je les envoie alors directement chez un cardiologue. De manière générale, il est impératif de réaliser un bilan médical organique, car il ne faudrait pas passer à côté d’une pathologie. Si le bilan est normal, j’ai alors les coudées franches pour travailler avec le patient sur la charge mentale. Il y a neuf ans, j’ai prescrit un premier arrêt maladie prolongé. Je fais constater à mes patients que, s’ils ne s’arrêtent pas, un jour, ils s’arrêteront beaucoup plus longtemps. Je les fais réfléchir à ce que cela leur coûte maintenant et comparer à ce que cela leur coûterait plus tard. Est-il préférable de faire une pause maintenant ou un burn-out dans cinq ans ?

Il y a néanmoins plusieurs techniques pour réduire la charge mentale : recalculer sa gestion du temps, revoir ses exigences à la baisse, retrouver le calme en respirant et en se relaxant… Je conseille des techniques corporelles telles que la cohérence cardiaque : inspirer cinq secondes puis expirer cinq secondes et cela, six fois de suite. Les pilotes de chasse réalisent cet exercice trois fois par jour.

Parcours

Médecin psychiatre, Aurélia Schneider est spécialiste en psychothérapies comportementales et cognitives. Elle exerce en libéral, dans les hôpitaux Saint-Antoine et Bicêtre. Elle intervient dans différents médias et est également consultante pour le Magazine de la santé, sur la Cinq. Elle est l’auteur de La Charge mentale des femmes… et celle des hommes : mieux la détecter pour prévenir le burn-out (Larousse, 2018). Après le succès de ce livre, elle s’est, alors que le sujet prenait une actualité encore plus grande avec la pandémie, les confinements et le télétravail, associée au dessinateur Jean-Philippe Muzo pour proposer, en 2021, un guide illustrant ses méthodes thérapeutiques, enrichi de nouveaux cas cliniques.

Auteur

  • Irène Lopez