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Le grand entretien

« Plus le niveau d’éducation augmente, plus les attentes en matière d’épanouissement sont fortes »

Le grand entretien | publié le : 14.03.2022 | Frédéric Brillet

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« Plus le niveau d’éducation augmente, plus les attentes en matière d’épanouissement sont fortes »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans son ouvrage intitulé Pour une politique de la jeunesse, publié au Seuil, Camille Peugny consacre de longs développements au travail et à la formation et dresse le portrait d’une jeunesse fracturée par de multiples inégalités. Pour y remédier, il prône l’instauration d’une véritable politique de la jeunesse.

Dans votre ouvrage, vous vous penchez sur le rapport au travail des générations montantes. En quoi est-il différent des précédentes ?

On entend beaucoup de choses sur la « valeur travail », qu’on peut approcher avec des questions ayant trait à l’importance accordée au travail dans la vie. À niveau de qualification équivalent, il semblerait que les moins de trente ans accordent davantage de place à d’autres sphères de l’existence que leurs aînés. Pour le reste, quand on regarde dans les enquêtes ce que les jeunes attendent du travail (des responsabilités, un bon salaire, s’épanouir, trouver du sens, etc.), il est difficile de mettre en évidence une spécificité des moins de 30 ans, comparée, par exemple, aux quadragénaires ou aux quinquagénaires. Leurs réponses varient cependant assez sensiblement en fonction du niveau de diplôme : plus il augmente, plus les attentes en matière d’épanouissement sont fortes. Mais il en va de même pour les autres classes d’âge.

Cette analyse tout en nuances du rapport au travail vous amène à contester la validité du concept de génération Y, sur laquelle glosent tant de consultants RH, management et marketing…

Dans ces discours autour des spécificités qu’aurait cette génération Y, on présente souvent les jeunes comme étant davantage en quête de sens que les générations précédentes. Ils seraient animés par une soif de travail collectif et de relations horizontales, et seraient particulièrement attachés à l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale. Tout ceci les conduirait à se montrer moins fidèles aux organisations, favorisant une sorte de nomadisme professionnel. De fait, dans ce livre, je montre que cela ne concerne qu’une petite minorité de la classe d’âge, très diplômée et qui peut se permettre ce genre de parcours. Pour les autres, l’urgence déclarée est bien celle de trouver un emploi dans un contexte marqué par une précarisation croissante.

Qu’en est-il par ailleurs de l’attitude des jeunes vis-à-vis de l’environnement et de la RSE ?

En ce qui concerne l’environnement, les résultats sont de même nature. Dans les enquêtes, les moins de 30 ans ne se montrent pas significativement plus en pointe que le reste des moins de 60 ans sur ce sujet. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des fractions de jeunes très mobilisés sur ces questions, mais cela ne concerne pas toute la jeunesse. Ici encore, le niveau de diplôme et la situation à l’égard de l’emploi exercent un fort effet sur la préoccupation environnementale. Par exemple, 60 % des jeunes cadres ou étudiants déclarent donner la priorité à l’environnement, quitte à freiner la croissance et l’emploi, contre 40 % des jeunes ouvriers.

Selon vous, au-delà de leurs différences, les jeunes ont pour point commun l’expérience de la précarité et d’une dégradation de leurs perspectives professionnelles. Quels faits et chiffres vous amènent à ce constat ?

D’abord, depuis le début des années 1980, les jeunes actifs sont confrontés à un taux de chômage structurellement deux à trois fois plus élevé que celui observé dans le reste de la population. Ensuite, depuis ces années, parmi les jeunes de moins de 25 ans en emploi, la part des contrats précaires (CDD, intérim, contrats aidés, stage, apprentissage) a été multipliée par trois et atteint plus de 50 % aujourd’hui : on peut réellement dire que le marché du travail se précarise. C’est un point tout à fait essentiel qui pose la question de l’effet « cicatrice » : cette précarisation se résorbe-t-elle rapidement dans les premières années de la carrière ? Les calculs effectués dans ce livre montrent que si les jeunes nés en 1980, par exemple, étaient davantage concernés par les emplois précaires à 25 ans que les générations précédentes, l’écart subsiste à 35 et même 40 ans. On peut donc dire que ce sont leurs trajectoires qui sont grignotées par la précarité, laquelle a de forts effets sur une bonne partie de leur vie : nous vivons dans une société qui exige un CDI pour acheter un logement, voire le louer, et dans laquelle, de manière plus générale, la stabilité de l’emploi permet de pleinement assumer les responsabilités de l’âge adulte (mise en couple, arrivée d’un enfant, etc.).

Vous évoquez les vaincus de la compétition scolaire. Mais en quoi les 100 000 jeunes qui quittent chaque année l’école sans aucun diplôme sont-ils dans une situation plus critique que leurs aînés, qui, dans les décennies précédentes, échouaient tout autant ?

Parce que le marché du travail s’est considérablement transformé, en se segmentant assez largement. Dans une société qui fonctionne au diplôme, les vaincus de la compétition scolaire sont condamnés à une alternance d’emplois précaires lorsqu’il y a de la croissance, et de périodes de chômage dès que la conjoncture se retourne. Ils alimentent ce « second marché du travail », décrit par certains économistes, sur lequel les conditions d’emploi et de travail sont très dégradées et les perspectives de mobilité professionnelle quasi inexistantes.

Finalement, vous dressez le portrait d’une jeunesse fracturée par les inégalités. Ces inégalités se creusent-elles par rapport aux décennies précédentes ?

La jeunesse a toujours été fracturée par les inégalités, y compris dans les années 1960. Pour autant, pendant les années que l’on a ensuite qualifiées de Trente Glorieuses, la société bénéficiait d’un mouvement d’aspiration vers le haut et d’amélioration rapide des conditions d’existence, qui donnait à chacun le sentiment d’un avenir meilleur et à relativement court terme. Aujourd’hui, les ressources héritées des générations précédentes, qu’elles soient culturelles ou économiques, redeviennent déterminantes. Récemment, il a été ainsi montré que les écarts en matière d’accès à la propriété du logement parmi les jeunes ménages avaient fortement augmenté, en raison notamment de l’importance des donations, qui bénéficient aux jeunes issus des classes supérieures.

Quelle politique des jeunesses peut-on imaginer à partir de ce constat pour améliorer l’accès à l’emploi ?

À mon sens, il faut considérer tous les jeunes comme des adultes à part entière dès l’âge de 18 ans et leur ouvrir des droits universels et protecteurs qui permettront d’adoucir la transition entre la fin des études et l’emploi. Je cite l’exemple des bons mensuels de formation danois, qui permettent à tous les jeunes de ce pays de bénéficier de six ans de formation dans l’enseignement supérieur, rémunérés à environ 700 euros. Ce modèle permet de prendre son temps, d’alterner des périodes de formation et d’emploi et donne le droit à l’erreur. Pour les jeunes qui ne font pas d’études, il me semble souhaitable de généraliser les dispositifs de seconde chance, type Garantie jeunes. On peut aussi imaginer un système où les jeunes qui n’ont pas fait d’études ou très peu commencent leur vie professionnelle avec un droit à la formation continue inversement proportionnel à ce qu’ils ont réellement consommé en formation initiale.

Quelle devrait être la priorité de cette politique de la jeunesse en ce qui concerne le travail et les revenus qui en découlent ? Faut-il combler le fossé entre les jeunes précaires et les nantis plus âgés ou réduire les inégalités au sein même de la jeunesse ?

Les deux ! D’où l’utilité de ces dispositifs universels et protecteurs. Ils permettent à la fois aux jeunes de mieux se former et de mieux commencer leur vie active, dans des parcours choisis plutôt que subis : de ce point de vue, ils évitent que se creusent les inégalités entre les générations, toujours promptes à grandir dans des sociétés vieillissantes. Mais surtout, ils contribuent à réduire les inégalités entre les jeunes et la reproduction des inégalités. Les synthèses de l’OCDE montrent depuis des années que la mobilité sociale est plus forte dans les pays du nord de l’Europe, dans lesquels ces dispositifs ont été instaurés. Ce sont aussi les pays dans lesquels les jeunes se montrent les plus optimistes et confiants dans les institutions : cela montre bien que les politiques publiques ont un effet à la fois sur un certain nombre d’indicateurs objectifs, mais aussi sur la manière dont celles et ceux qui en bénéficient peuvent se projeter dans l’avenir.

Parcours

Né en 1981, Camille Peugny est professeur de sociologie à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (Paris-Saclay). Ses recherches portent sur le déclassement, la reproduction sociale, la mobilité sociale et, plus généralement, sur la stratification sociale et les inégalités sociales en France et en Europe. Il a publié Le Déclassement (Grasset, 2009), dans lequel il décrit l’expérience vécue par les générations nées dans les années 1960, confrontées à l’expérience du déclassement, alors même que leur niveau d’éducation est supérieur à celui des générations précédentes, puis Le Destin au berceau : inégalités et reproduction sociale (Seuil, 2013).

Auteur

  • Frédéric Brillet