logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Le grand entretien

« Contrôle et autonomie sont les deux faces d’une même pièce »

Le grand entretien | publié le : 25.04.2022 | Frédéric Brillet

Image

« Contrôle et autonomie sont les deux faces d’une même pièce »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans son ouvrage S’inspirer du vivant pour organiser l’entreprise, publié chez De Boeck, Éric Delavallée propose de partir des organismes multicellulaires pour gagner en résilience face à l’imprévu. Ce qui implique de rompre avec les modèles traditionnels, notamment l’organisation pyramidale qui prévaut encore aujourd’hui…

Outre le modèle cellulaire, qui constitue l’objet de ce livre, vous répertoriez quatre modèles d’organisation (duale, pyramidale, bureaucratique, personnalisée). Quelles entreprises s’en inspirent encore ? Ces modèles sont-ils tous voués au déclin ? Pourquoi ?

Nombre de PME adoptent le modèle personnalisé. Le modèle bureaucratique se trouve quant à lui dans les administrations, mais aussi dans certaines entreprises dont l’activité exige une forte standardisation, comme la chimie, la pharmacie, le nucléaire… Le plus courant demeure le modèle pyramidal qui domine dans les entreprises privées du secteur concurrentiel. Enfin, les grandes entreprises qui poursuivent simultanément plusieurs objectifs stratégiques, sans pouvoir les subordonner les uns aux autres, ont largement recours au modèle dual. Chaque modèle possède des avantages et des inconvénients et, contrairement à ce qu’a voulu nous faire croire Frederick Taylor, il n’y a pas d’organisation idéale. L’organisation cellulaire n’est pas meilleure dans l’absolu que les quatre autres modèles. Elle permet de faire face à des contextes plus complexes, mais a pour principal inconvénient de manquer d’efficience.

Vous relevez qu’aujourd’hui, les entreprises s’inscrivent dans des contextes complexes et le sont elles-mêmes, ce qui n’était pas le cas à l’ère du taylorisme…

Un objet complexe garde toujours une part d’inexpliqué. Frederick Taylor a pensé les organisations à l’image de la machine. Il les a appréhendées de manière compliquée et non complexe. Compte tenu de la complexification du monde, ce qui était possible il y a un siècle ne l’est plus aujourd’hui. Je me suis intéressé à des entreprises comme Google, Spotify, Haier, HCL Technology, W. L. Gore (Goretex)… qui ont toutes une organisation en rupture par rapport aux modèles traditionnels. J’ai constaté que ces entreprises avaient pensé leur organisation plutôt à l’image d’un organisme vivant, par définition complexe, plutôt qu’à celle d’une machine – même extrêmement sophistiquée.

Pourquoi a-t-on aujourd’hui plus que jamais intérêt à s’inspirer du vivant pour (re)penser l’organisation de l’entreprise ?

Quand une pièce est défectueuse, la machine s’arrête. Il faut une intervention externe pour la remettre en état de marche. Par ailleurs, une machine peut être très efficiente, mais ne peut faire autre chose que ce pour quoi elle a été conçue. À l’inverse, un organisme vivant peut continuer à vivre même avec un organe défectueux, voire manquant, dans la mesure où il n’est pas vital. Par ailleurs, le vivant se régénère, peut faire face à l’imprévu et à l’inédit qui s’imposent à un nombre croissant d’entreprises dans le monde complexe d’aujourd’hui.

Quels sont les principes de fonctionnement des entreprises qui s’inspirent des organisations cellulaires ?

À la manière de l’ADN, le tout se trouve à l’intérieur de chacune des parties. Par exemple, la raison d’être mais aussi les règles de fonctionnement et de vie des équipes auto-organisées sont portées par chacun des coéquipiers. Ces équipes auto-organisées remplacent les pyramides hiérarchiques. Au sein d’une pyramide hiérarchique, la responsabilité de la performance est portée par une personne, à savoir le manager. En vertu du principe dit de la parité entre la responsabilité et l’autorité, on lui attribue une autorité dite hiérarchique. À l’inverse, au sein d’une équipe auto-organisée, la responsabilité de la performance est collective. Les coéquipiers sont mutuellement responsables de la performance de l’équipe. En conséquence, l’autorité ne peut plus être concentrée dans les mains d’une seule personne. Elle doit être répartie entre l’ensemble des coéquipiers. On passe du système de management par le « père » à un système géré par les pairs. Si la plupart du temps, il continue à y avoir des managers, ces derniers sont d’abord et avant tout des ressources pour leurs coéquipiers. On applique le principe de la subsidiarité plutôt que celui de la délégation, c’est-à-dire qu’il y a bien une hiérarchisation au sein de l’entreprise, mais le niveau supérieur est au service du niveau inférieur et non l’inverse comme dans les modèles top-down traditionnels. Chez Spotify, par exemple, les équipes auto-organisées nommées Squads sont regroupées dans des Tribes. L’entreprise assimile les Squads à de jeunes pousses, dont elle essaie au maximum de développer l’autonomie, et les Tribes à des incubateurs qui mettent à disposition des Squads des moyens pour faire leur travail dans les meilleures conditions possibles.

Et les fonctions support ?

Toutes ces fonctions, qu’il s’agisse des RH, des finances, des services généraux ou de l’informatique, sont au service des entités opérationnelles en charge de la performance, c’est-à-dire à la fois de l’efficacité (l’obtention de résultats) et de l’efficience (l’optimisation des ressources). Cela permet d’optimiser leur autonomie.

Vous constatez par ailleurs que l’organisation cellulaire favorise le « small is beautiful »…

Effectivement, la taille des équipes dépasse rarement huit coéquipiers, celle des sites ou des entités de niveau supérieur qui les hébergent est inférieure à 200 personnes. Enfin, au sein de l’organisation cellulaire, on est adepte de l’amélioration continue, du changement permanent et des transformations silencieuses. On ne considère pas la transformation comme une intention, mais comme la résultante d’un ensemble de petits changements incrémentaux qui ont lieu tous les jours. Et un jour, on constate que l’entreprise s’est transformée, alors même qu’elle n’a pas cessé de changer de manière imperceptible sous les yeux de ses salariés.

À plusieurs reprises, vous critiquez sévèrement l’entreprise libérée et, pourtant, l’organisation cellulaire semble ne pas en être si éloignée…

Les évangélistes de l’entreprise libérée ont identifié les bons problèmes et posé les bonnes questions. Ils ont même choisi les bons exemples d’entreprises pour y répondre, mais ils les ont analysés à travers une mauvaise « paire de lunettes », en partie, de mon point de vue, pour des raisons idéologiques. En réduisant le contrôle organisationnel au contrôle hiérarchique, d’une part, et en opposant autonomie et contrôle, d’autre part, ils ne font rien d’autre que de remplacer une simplification par une autre. Ils continuent de séparer ce qui, au contraire, doit être pensé ensemble. La nuit n’existe pas sans le jour, l’été sans l’hiver, l’ombre sans la lumière… Il en va de même pour l’autonomie. Elle n’existe pas sans le contrôle. Contrôle et autonomie sont les deux faces d’une même pièce. Les deux notions entretiennent une relation qu’Edgar Morin qualifie de dialogique : elles sont à la fois antagonistes et complémentaires. N’y voir qu’opposition relève d’une pensée simplificatrice. Contrairement au modèle d’entreprise libérée, l’organisation cellulaire considère que pour faire face à la complexité, le problème n’est pas tant d’augmenter le poids de l’autonomie en diminuant celui du contrôle mais, plutôt, d’imaginer des modalités de contrôle qui permettent de développer l’autonomie.

Quels sont ces contrôles propices à l’autonomie ?

Trois sont particulièrement présents au sein de l’organisation cellulaire : le contrôle par les pairs, par la culture et par les résultats. Concernant ce dernier, reprenons l’exemple de Spotify. Son organisation est composée d’équipes multifonctionnelles, les Squads, qui bénéficient de l’autonomie la plus large possible. Pour que cette organisation fonctionne, le service de streaming musical suédois a parfaitement compris qu’autonomie et alignement ne devaient pas être pensés comme les deux extrêmes d’une même échelle, mais comme deux dimensions complémentaires. Plus l’alignement des Squads est fort, plus elles peuvent être autonomes. Inversement, plus les Squads ont besoin d’autonomie, plus elles doivent être alignées les unes aux autres. Autre exemple : Haier est organisée autour de micro-entreprises complètement autonomes. Il n’en reste pas moins que, dans le même temps, le leader chinois de l’électroménager a mis en place un suivi quotidien des activités et des objectifs de l’ensemble de ses salariés.

L’auteur

Après avoir passé plus de dix ans dans le conseil en organisation et management (notamment au sein d’Entreprise &Personnel), Éric Delavallée devient directeur général du groupe de presse Le Particulier, puis fonde IM Conseil &Formation, une structure spécialisée dans la transformation des organisations et le développement du management, qu’il dirige actuellement. Depuis plus de 25 ans, il enseigne également dans différentes institutions, dont l’IAE de Paris.

Auteur

  • Frédéric Brillet