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Le grand entretien

« Michelin se caractérise par un fort attachement de son personnel »

Le grand entretien | publié le : 06.06.2022 | Frédéric Brillet

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« Michelin se caractérise par un fort attachement de son personnel »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans L’empreinte Michelin pour réussir et durer, publié aux Éditions Baudelaire, Jacques Jordan analyse les valeurs et pratiques managériales qui ont contribué à maintenir le leadership mondial du fabricant de pneumatiques.

De vos années chez Michelin, vous gardez le souvenir d’une entreprise unique par son attachement à la « dimension humaine ». Qu’est-ce qui vous amène à ce constat ?

François Michelin se plaisait à dire que « chaque homme est unique et irremplaçable » et « qu’aider l’homme à devenir ce qu’il est, voilà ce qui compte avant tout ». La famille fondatrice n’affichait jamais ses convictions chrétiennes, mais celles-ci inspiraient sa vision et sa manière de piloter l’entreprise. Vision qui se retrouve explicitement dans la troisième orientation stratégique, ainsi rédigée : « Chercher la croissance et l’épanouissement des hommes dans l’exercice de leurs responsabilités ». Michelin se démarque de ce point de vue des autres entreprises privées et publiques où j’ai exercé des responsabilités. Dans le privé, j’ai constaté une focalisation extrême sur les seuls résultats financiers et la valeur pour les actionnaires. Les choix managériaux en découlaient. Dans le public, l’expérimentation indispensable pour innover est souvent freinée par le statut des agents.

Qu’est-ce qui retient le fabricant de pneumatiques de prendre le même statut que Danone, celui d’entreprise à mission ?

Je pense que Michelin n’en éprouve pas le besoin. Faut-il changer de statut quand on affiche depuis l’origine une mission claire et constamment répétée qui est de « contribuer au progrès de la mobilité » ? L’essentiel est de trouver les voies et les moyens de nourrir cette raison d’être, au travers de choix de développement cohérents entre les origines de l’entreprise et sa vision du futur exprimée par les dirigeants.

Vous insistez sur les bienfaits que retire Michelin de la stabilité du personnel à tous les niveaux de la hiérarchie…

À l’origine, la commandite par actions permettait aux gérants en exercice de rester longtemps en poste et donc de travailler sur le long terme, sans craindre, comme dans les entreprises classiques, les changements de stratégie liés à un renouvellement trop fréquent des dirigeants. Au-delà de ce statut, Michelin se caractérise par un fort attachement du personnel à l’entreprise. Dans les sondages internes publiés dans le dernier rapport ESG, 80 % des salariés dans le monde se disent engagés. Et cet engagement se traduit très concrètement. Chaque salarié a par exemple la possibilité d’apporter ses idées pour améliorer le fonctionnement de son poste de travail ou de son équipe. En 2021, 57 950 idées ont été retenues pour un effectif total monde de 124 000 personnes. Par ailleurs, 74 % des salariés de Michelin déclarent y avoir de réelles opportunités de carrière. Chez Michelin, vous entrez non pour un poste mais pour un parcours professionnel qui peut occuper toute une vie professionnelle. Les dernières statistiques montrent que 25 % des salariés ont plus de 20 ans d’ancienneté et 11,2 % de 16 à 20 ans. Beaucoup de cadres et de techniciens ont profité de cette opportunité pour effectuer des missions à l’étranger ou en France dans des responsabilités changeantes et enrichissantes. L’ouverture de nouvelles usines a favorisé cette évolution, dont ont profité également des personnels en ateliers, choisis pour aller former de nouveaux condisciples partout dans le monde. Cette stabilité du personnel facilite la constitution d’un corps puissant de professionnels aguerris ou de chercheurs devenus spécialistes de disciplines exigeant un vrai savoir-faire. Mais surtout, elle renforce la cohérence du corps social qui, partout dans le monde, adhère aux mêmes valeurs, quelle que soit la nationalité.

Une trop grande stabilité peut cependant engendrer la sclérose. Comment s’en prémunir ?

La pression du marché et de la concurrence interdisent à Michelin de s’endormir sur ses lauriers. L’évolution de la conception du pneumatique pour les voitures, les camions, les avions, le monde agricole, etc., a conduit à de véritables ruptures technologiques au fil du temps. Et ça n’est pas fini. Regardez par exemple les atouts de Michelin pour ses pneus équipant les voitures électriques et leur capacité à réduire les émissions de CO2.

Le modèle de carrière à vie qui domine chez Michelin est-il encore attirant pour les nouvelles générations ?

Il est vrai qu’avec la pandémie, d’autres manières de travailler ont émergé. Les contraintes des temps de transport sont moins bien supportées. Les nouvelles technologies liées à l’Internet ont ouvert de nouveaux horizons à beaucoup de jeunes salariés. Résultat, le turn-over, qui était de l’ordre de 2 %, augmente chez Michelin comme ailleurs. Le groupe a enregistré 6 133 démissions en 2021, contre 2 682 en 2017.

Comment expliquez-vous que Michelin n’apparaisse jamais dans le haut du classement des employeurs préférés des jeunes diplômés ? Est-ce de plus en plus difficile de les attirer, notamment à Clermont-Ferrand ?

De toute évidence, le pneumatique n’attire pas spontanément les jeunes. Ils préfèrent aller vers des entreprises à la stratégie marketing affirmée comme celles du luxe ou à l’image très high tech comme l’aéronautique ou le numérique. Pourtant, la seule visite du centre de R&D de Michelin leur permettrait de découvrir 350 métiers différents au service d’un budget annuel de 650 millions d’euros. Quant à Clermont-Ferrand, beaucoup y viennent en traînant les pieds – mais ont ensuite du mal à en repartir…

Vous racontez dans votre livre que Michelin a longtemps souffert de la culture du « petit chef ». Comment expliquer cette dérive dans une entreprise qui se targue d’innover et de favoriser les remontées d’idées de la base ?

Certainement parce que la délégation de responsabilités n’était pas suffisamment encadrée et assortie de contrôles a posteriori des résultats pour chaque membre de l’encadrement… Une meilleure coordination des objectifs individuels avec les orientations générales du groupe a apporté des correctifs salutaires. L’évolution vers un management qui accorde davantage d’autonomie aux collaborateurs est une autre voie positive engagée, permettant une réelle complémentarité entre empowerment et accountability.

Comment ont évolué les relations de Michelin avec les syndicats au fil des décennies ?

Pendant longtemps, les dirigeants de Michelin ont considéré les syndicats irresponsables et nuisibles en pointant notamment du doigt les centrales qui s’opposaient aux principes mêmes de l’entreprise libérale. Cette attitude de la direction braquait les organisations et tendait les relations sociales. À partir des années 2000, sous l’impulsion d’Édouard Michelin, mais aussi des syndicats qui ont fait leur propre aggiornamento, la situation s’est normalisée. La signature de nombreux accords avec les partenaires sociaux en témoigne. Un comité mondial de dialogue social a même été créé en 2020.

L’auteur

Après des études en mathématiques appliquées et en droit privé, Jacques Jordan a travaillé dans les fonctions ressources humaines et communication de divers groupes industriels (Pechiney, Rhône-Poulenc, Michelin) et dans des organisations fournissant des services publics comme l’ANPE ou La Poste. Chez Michelin où il a achevé sa carrière, il a promu une approche globale de la communication appliquée à toutes les filiales du groupe.

Auteur

  • Frédéric Brillet