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Le grand entretien

« Il faut résister à la dérive de l’ethnocentrisme »

Le grand entretien | publié le : 20.06.2022 | Frédéric Brillet

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« Il faut résister à la dérive de l’ethnocentrisme »

Crédit photo Frédéric Brillet

 

Dans son Guide de survie du travail sans frontières !, publié chez Afnor Éditions, Frank Rouault, dirigeant de Practical Learning, analyse les éléments qui sous-tendent les cultures locales dans plus de 70 pays, pour aider les managers à interagir plus efficacement quand ils sont amenés à travailler avec des salariés étrangers ou qu’ils s’expatrient.
 
Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?

Il s’inspire de ma thèse doctorale soutenue à Grenoble École de management en 2015. Mon travail sur l’interculturel a débuté en 1993 après dix ans d’expatriation. Le déclic s’est fait en tombant sur une édition spéciale de Courrier international sur les Français : « Ah ces Frenchies, ils se trompent d’époque ! ». Découvrir les perceptions de journalistes m’a permis de mettre le doigt sur un sujet qui me fascinait : comprendre les différences culturelles.

Qu’est-ce qui fait la singularité de ce livre parmi les nombreux ouvrages qui traitent de management interculturel ?

J’ai beaucoup travaillé pour mettre au point une méthodologie rigoureuse qui puisse couvrir un champ large et traiter ce sujet de manière très concrète. Ce livre, qui résulte d’une recherche longitudinale sur près de dix ans dans plus de 70 pays, met en avant les forces ou les moteurs des cultures locales, identifiées de manière consensuelle par 15 à 27 ressortissants pour chacune d’entre elles. Il a fallu d’abord définir un modèle de construction des forces culturelles, le tester et l’appliquer de manière itérative avec tous les ressortissants des cultures observées. C’est une recherche qualitative, émergente et exploratoire qui vise à révéler un consensus d’un groupe culturel donné sur ce qui constitue son identité. Pour compléter la validité et fiabilité du résultat, je me suis demandé pour toutes les forces culturelles identifiées quel serait mon niveau de confort (1 = très bas à 5 = très élevé) si ces informations étaient publiées en première page du principal journal de la culture concernée.

Quelles sont les erreurs classiques que l’on est susceptible de commettre en travaillant avec des gens issus d’autres cultures ?

Les expatriés, mais aussi toutes les personnes qui travaillent avec d’autres cultures et nationalités peuvent succomber à l’ethnocentrisme, qui les amène à considérer que leur modèle est le meilleur et que les autres doivent leur ressembler. Cette dérive à laquelle il faut résister est la plus répandue dans le monde et tant l’histoire que l’actualité nous rappellent que c’est la plus dangereuse. Lorsque l’on souhaite travailler efficacement avec des personnes d’autres cultures et nationalités dans le cadre de missions à l’expatriation ou dans tout autre mode d’interaction interculturelle, il est impératif de dépasser cette notion d’ethnocentrisme et de considérer que chaque culture possède une combinaison unique de forces qui ne peuvent être révélées que de manière consensuelle par ceux qui en sont originaires. Tout point de vue étranger à cette culture (« les Allemands, les Américains… sont ») reflète une vue biaisée et s’apparente à un stéréotype. Or comme chacun sait, un stéréotype en dit plus sur celui qui l’exprime que sur la personne ou le groupe concernés. Certes, nous avons besoin de stéréotypes pour faciliter nos interactions au sein de notre propre culture, mais lorsqu’il s’agit de considérer les autres, ces préjugés nuisent à notre efficacité professionnelle et à la qualité de nos interactions.

Comment lutter contre ces préjugés ?

Il faut éviter de juger d’emblée et essayer de comprendre le sens que revêt un comportement donné dans la culture d’autrui. Pour ce faire, on peut demander à un tiers de confiance d’éclairer sur un comportement qui peut surprendre et créer de la confusion. À partir de là, on déploie différentes stratégies d’ajustement pour s’adapter. La première de ces stratégies consiste à comprendre la combinaison des forces de la culture de l’autre et les respecter. La deuxième vise à évaluer ses propres forces et à réfléchir aux moyens de les concilier avec leurs homologues étrangères. Par exemple, on se demandera comment une caractéristique bien française comme « le doute comme méthode » peut interagir harmonieusement avec une force bien américaine comme « l’impatience vis-à-vis du temps ». La troisième stratégie d’adaptation prend en compte les travaux d’anthropologues et de sociologues qui ont développé des modèles évaluant les différences entre cultures dans leur rapport au temps, leurs modes de communication, les relations entre les sexes… La quatrième identifie les écarts les plus sensibles pour éviter les impairs, la cinquième passe par le développement de comportements authentiques qui facilitent la relation avec les autres. Enfin, la stratégie d’adaptation implique de la modestie : considérez que chaque jour est le premier et une opportunité d’apprendre sur l’autre.

Vous proposez une auto-évaluation des capacités à évoluer dans un environnement interculturel. Les entreprises font-elles passer des tests pour évaluer les candidats sur ce point ? Sinon comment procèdent-elles pour éviter les erreurs de casting ?

Les grandes entreprises recourent à beaucoup de modèles de management interculturel et préparent leurs collaborateurs et leurs familles à des missions d’expatriation. Ça n’a pas toujours été le cas. Il fut un temps où elles considéraient que si une personne détenait l’expertise technique requise, maîtrisait la langue locale ou tout au moins l’anglais, elle allait réussir dans un pays donné. Or ce n’est pas parce que l’on parle sans accent que l’on pense sans accent. Heureusement, les écoles de commerce développent des enseignements sur le management interculturel qui dépasse d’ailleurs le cadre des missions d’expatriation : avec la mondialisation, nous sommes amenés à travailler dans notre propre pays avec des collègues issus d’autres cultures.

Y a-t-il des pays où les Français, du fait de leur culture d’origine, ont plus de mal à s’adapter ?

Tout le monde peut s’adapter à une culture avec du travail, de l’implication et du temps. Nous sommes tous le produit d’une culture et à ma connaissance, il n’existe pas de gènes culturels relevant de l’inné. Cependant, il est clair qu’il sera plus facile pour un Français de s’adapter à la culture belge qu’à la culture japonaise pour des questions de proximité.

Y a-t-il des pays dont les natifs parviennent plus facilement à s’expatrier et à s’adapter aux autres, quels qu’ils soient ?

Je ne crois pas que ce soit une question de pays, mais plus une question d’attitude et d’ouverture des personnes concernées. Le problème essentiel tient à ce que nous sommes nombreux à considérer détenir la vérité. Or lorsque l’on parle de culture, la notion « d’une seule vérité » n’existe pas. Il n’est d’ailleurs pas de mot plus compliqué : dans les années 50, deux anthropologues avaient identifié plus de 160 définitions du mot culture données par des experts (anthropologues, ethnologues, sociologues, psychologues…). Lorsqu’on s’y intéresse, on est vite pris de sidération par le volume de travaux de recherches consacré au sujet ! On compte plus d’une centaine de modèles culturels conçus par des ethnologues et sociologues. J’encourage à lire en priorité les ouvrages d’Edward Hall, Geert Hofstede et Fons Trompenaars, qui donnent un éclairage très fin de la diversité culturelle. Mais pour interagir efficacement au quotidien avec autrui, la priorité est de travailler son attitude : il faut s’intéresser à l’autre pour le comprendre afin de construire un respect mutuel, indispensable pour bien fonctionner dans un cadre professionnel.

Y a-t-il des pays pour lesquels l’expatriation est plus difficile que d’autres ?

Les personnes qui ont beaucoup voyagé et travaillé à l’international s’accordent en général pour décrire l’Inde comme le summum de la complexité culturelle : plus de 10 langues officielles, 1 400 dialectes, d’innombrables façons de manger, prier, un système de castes… Cela fascine certains managers qui se régaleront de cette diversité et seront comme des poissons dans l’eau, alors que d’autres rejetteront cette diversité avec force.

Les moteurs culturels propres à chaque peuple transparaissent aussi dans la manière de faire des compliments ou de donner des consignes, constatez-vous…

Effectivement. Un Américain qui vous fait un compliment vous dira que « c’est une bonne utilisation du temps », un Allemand vous dira que c’est une « bonne structure », un Japonais vous dira : « bon travail, vous avez l’air fatigué », un Chinois vous dira que « ce n’est pas un mauvais travail » et un Français vous dira « c’est pas mal ! » Des pays qui partagent une même langue peuvent avoir des modes différents de communication : par exemple, un manager américain qui s’inscrit dans une culture explicite détaillera le processus à suivre pour exécuter une mission quand son homologue britannique se contentera de partager des principes d’action car la culture, outre-Manche, privilégie l’implicite.

L’auteur

Depuis 1999, Frank Rouault dirige Practical Learning, un cabinet de conseil en management qui aide les entreprises à formaliser et exécuter leurs ambitions stratégiques dans des contextes nationaux et internationaux. Avant de fonder Practical, il a travaillé en France pour Learning International (Korn Ferry), en Europe pour Herman Miller et en Amérique du Nord pour Goëmar International. Titulaire d’un doctorat en Business Administration (GEM Grenoble), d’un mastère spécialisé entrepreneuriat (GEM Grenoble) et d’un BBA commerce international (ESSEC), il a publié plus de 25 ouvrages chez Afnor éditions.

Auteur

  • Frédéric Brillet