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Vie des entreprises

La plaie du reporting

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.05.2006 | Marie-Pierre Noguès-Ledru

Rapports, réunionite, tableaux de bord : la frénésie de reporting touche aujourd'hui tous les acteurs de l'entreprise. Les exigences de cet outil de contrôle des coûts sont telles qu'il devient contre-productif et facteur de stress.

Heureux comme un salarié de Marionnaud, Aigle ou Legris Industries (voir page 50)… dont l'entreprise a quitté la Bourse. « Le rêve. Si seulement je pouvais retrouver cette liberté », soupire France, directrice commerciale, qui a vécu l'entrée de sa société au Second Marché voilà trois ans. Car, depuis, elle croule sous les rapports, tableaux de bord et autres réunions pour vérifier que son équipe atteint bien ses objectifs.

Une frénésie du reporting qui touche au premier chef les sociétés cotées, tenues de produire des comptes trimestriels. « Le reporting financier a tendance à enfler et représente un travail énorme, observe ce contrôleur de gestion passé par plusieurs grands groupes. Il faut sortir des comptes complets, avec clôture et audit des commissaires aux comptes. » Cela met une forte pression sur l'entreprise qui se focalise alors sur les chiffres et s'adonne au window dressing (« habillage des fenêtres »). Une charmante expression désignant une légère manipulation des comptes pour leur donner meilleure allure auprès du marché et rassurer les actionnaires. « J'ai vu des reportings mensuels de 100 pages : illisibles ! Il y a tellement d'infos que l'on s'y perd. Ils sont inutilisables pour le management », poursuit-il.

Du coup, pour réduire la pression, certains groupes sont allés jusqu'à lever le pied sur l'information financière. « Plus royalistes que le roi, nous produisions des comptes tous les mois, se souvient un cadre du Club Med. Mais, pour travailler sereinement et évacuer la pression, nous avons vite décidé de nous en tenir aux échéances trimestrielles. »

La fonction financière n'est pas seule à étancher cette soif de reporting. Commerciaux, techniciens, consultants, responsables marketing et même chercheurs : tous doivent rendre à leur hiérarchie des comptes de plus en plus détaillés et fréquents sur leurs activités. Et le reporting atteint aujourd'hui un tel degré d'exigence qu'il prend le pas sur les véritables missions des salariés. « Pour moi, c'était l'horreur, se souvient Adrien, qui a travaillé dans une grande banque française. J'avais l'impression de passer mes journées à rapporter à mon chef, qui devait lui-même rapporter à son supérieur. » Adrien a été plusieurs années business developer à Moscou. Sa mission : rechercher des clients pour la banque. « Depuis les affaires Enron, Worldcom ou Swissair, la direction, qui avait une peur de plus en plus grande des risques, nous demandait sans cesse des comptes. Finalement, je passais plus de temps à décortiquer pour l'interne le niveau de risque de chaque dossier qu'à chercher des clients sur le terrain. Au fil des ans, cela est devenu tellement contre-productif que j'ai préféré partir », conclut Adrien, qui a, depuis, rejoint l'activité plus dynamique du trading dans le pétrole.

Il est vrai que les scandales financiers survenus outre-Atlantique ont accru la psychose collective. « Le niveau de reporting est révélateur du degré de peur dans l'entreprise, souligne le coach Thierry Chavel. Il permet aux managers de se couvrir devant la hiérarchie… Et à celle-ci de se protéger devant le conseil d'administration. »

Outre sa fonction parapluie, le reporting est aussi l'instrument parfait pour réduire les coûts. Ainsi, chez IBM, un outil permet de mesurer l'activité quotidienne de chaque salarié, scindée en tâches « productives » et « non productives ». Le remplissage de ces tableaux fait l'objet d'une pression de plus en plus forte, avec relances régulières. Par exemple chez les techniciens de la hot line. « Avant, les reporting donnaient au manager une vision globale de l'activité de son équipe, explique Jean-Michel Daire, délégué CFDT. Aujourd'hui, ces tableaux sont des instruments de facturation. » Ainsi, pour chaque appel, le technicien doit entrer un code différent selon que le client rencontre un problème d'utilisation du logiciel ou se trouve face à un bug. Il doit ainsi reporter par unités de six minutes. « Cette contrainte de justifier chaque minute de notre activité engendre un stress permanent qui modifie notre façon de travailler, déplore Benjamin Rocca, inspecteur logiciel à la hot line et délégué CFDT. Car l'entreprise nous met la pression afin de réduire au minimum les activités non productives. Pour bien faire, il faudrait décrocher le téléphone en même temps qu'on raccroche avec le client précédent. » Et finir par tricher pour être dans les clous. Et raisonner uniquement en fonction du reporting. « J'ai vu des techniciens refuser d'aider un collègue en difficulté parce qu'ils ne pouvaient pas comptabiliser ce coup de main sur leur reporting. Cela pousse à l'individualisme et c'est contre-productif pour l'entreprise », conclut-il.

Chez France Télécom aussi, la pression monte. « Les vendeurs passent plus de temps à faire de la saisie administrative que de la vente sur le terrain », regrette Bertrand, qui a été manager commercial chez l'opérateur de 1997 à 2005. Pourquoi ? « Le reporting s'est alourdi avec l'arrivée de Thierry Breton et ses objectifs de réduction des coûts, témoigne-t-il. On nous a imposé des procédures de plus en plus complexes, orientées non pas vers la gestion commerciale, mais vers la mesure de l'activité de chaque vendeur et de l'avancement de ses projets », analyse le manager. Les commerciaux doivent rendre des comptes hebdomadaires, et surtout tous les mois sur leur activité. Avec, à chaque étape, une mesure des écarts qu'il leur incombe de justifier. Auprès de leur manager, bien sûr, mais aussi auprès du marketing, du contrôle de gestion, du responsable de leur unité opérationnelle, des auditeurs internes… « Tout un tas d'interlocuteurs qui demandent de remplir de nouveaux tableaux Excel pour justifier ces fameux écarts, souligne Bertrand. Ma fonction de manager se transformait en un travail de flicage et de relance des vendeurs pour s'assurer qu'ils remplissaient bien les tableaux dont ils étaient bombardés ! »

Il existe toutefois des procédures intelligentes, non chronophages pour les opérationnels. Comme le reporting achats mis en place chez Pernod Ricard. Jean-Louis Jamet, directeur des achats de cette entreprise, apprécie. « Nous utilisons un logiciel qui traite des données brutes, faciles à extraire à partir des états comptables. Il donne à la holding une vision globale de l'évolution des coûts des achats, pour chaque filiale. Et cette information est restituée aux filiales. Cet instrument me permet de piloter mon activité. Surtout, il suffit d'une impulsion mensuelle, à partir de notre ERP, pour l'alimenter. Rien à voir avec le système précédent, une usine à gaz qui demandait un gigantesque travail de saisie aux acheteurs. »

Il n'y a pas que les grandes entreprises qui sont envahies par le reporting. Les petites structures y sont parfois confrontées poussées par le client. « Je suis effarée par l'invasion du reporting dans mon activité, avoue Sylvie, consultante dans un cabinet d'outplacement. La pression commerciale est telle que les managers se laissent imposer toutes les exigences des clients. Un reclassement dure normalement un an. Mais les entreprises veulent un résultat en trois à six mois. Et elles demandent des reportings quantitatifs qui ne tiennent pas compte de la réalité de notre travail d'accompagnement des personnes. Le pire, c'est que le client effectue son propre reporting en parallèle. Car lui aussi doit rendre des comptes : aux syndicats, à l'Inspection du travail… Et si les chiffres divergent, catastrophe ! Il nous faut alors expliquer les écarts. De sorte qu'on a l'impression d'être sans arrêt dans la justification et non plus dans la proposition », conclut-elle.

Et encore, la consultante, qui reste dans l'opérationnel, admet être épargnée par rapport aux chefs de projet qui l'encadrent. « Avant chaque réunion de suivi avec un client, ils sont sous stress pendant au moins une semaine pour sortir les chiffres attendus. » À tel point que le cabinet, pour chaque mission, a créé un poste de gestionnaire de l'information qui suit le reporting, relance les consultants pour faire remonter les chiffres et vérifie leur cohérence.

Résultat, cet appétit insatiable pour le reporting freine élans et projets. Faute de pouvoir justifier par a + b à l'actionnaire que telle opération va être porteuse, certains managers préfèrent renoncer. « Désormais, tout doit être quantifiable, mais tout n'est pas démontrable par les chiffres, surtout en ressources humaines, rappelle Gilles Verrier, ancien DRH et fondateur du cabinet Identité RH. Certaines entreprises ne se lancent pas dans des projets favorisant la diversité sous prétexte de ne pouvoir comptabiliser les salariés par leur origine ethnique et ainsi de ne pas être en mesure de fournir des résultats mesurables. »

Autre dommage collatéral provoqué par une overdose de reporting, la démotivation. Dans son cabinet d'outplacement, Sylvie s'inquiète de cette dérive et s'interroge sur le sens de son métier. Le découragement gagne tous ceux qui sont confrontés à un reporting à sens unique dont ils ne voient pas les bénéfices. « Je refusais d'entrer dans cette logique de reporting et faisais le tampon entre les relances des différents services et les vendeurs de mon équipe, souligne Bertrand, à France Télécom. Quitte à remplir moi-même les tableaux ou à ignorer les demandes, en fonction d'une “ligne blanche” de l'utilité que je m'étais moi-même fixée. Parce que le plus terrible, c'était qu'on n'avait que très rarement de retour sur l'info qu'il nous fallait sans cesse faire remonter. »

Et le coach Thierry Chavel de renchérir : « C'est un système assez pernicieux s'il ne s'accompagne pas de feedback. » Mais, dans les entreprises, le reporting sur les critères de démotivation des salariés n'est en revanche pas aussi couramment répandu que les rapports financiers…

Procédures alourdies pour les sociétés cotées

Depuis les scandales financiers tels Enron ou Worldcom, les actionnaires exigent plus d'informations et de transparence. Cette attente s'est traduite par des lois qui imposent aux sociétés de mettre en place des procédures de contrôle interne pour sécuriser leur activité.

Aux États-Unis, la loi Sarbanes-Oxley (Sox) oblige à rédiger des procédures de contrôle interne documentées, mais aussi à tester ces procédures ; elle s'appliquera aux entreprises étrangères cotées à la Bourse de New York pour leurs comptes 2006, soit une trentaine d'entreprises françaises. « Cela implique un gros travail des opérationnels sur le terrain, car c'est principalement à eux de documenter chacun des contrôles effectués. Ce qui passe par une lourde tâche administrative de formalisation et d'archivage », souligne Bernard Drui, managing directeur chez Protiviti, cabinet de conseil en gestion des risques.

En France, la loi de sécurité financière (LSF), votée en 2003 pour les entreprises cotées, est moins contraignante. « Elle demande la production d'un rapport sur le contrôle interne. On est aujourd'hui dans le déclaratif, explique Arnaud deSaint-Ours, responsable des projets SOX et LSF chez Ernst & Young. Les entreprises peuvent se contenter de décrire l'existant. Mais la parution, attendue pour la mi-2006, d'un référentiel de contrôle interne de l'Autorité des marchés financiers devrait pousser les entreprises à évaluer leurs procédures de contrôle dans le sens de ce qui se fait outre-Atlantique. » Encore du reporting en perspective.

Auteur

  • Marie-Pierre Noguès-Ledru