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« Rendre le travail soutenable suppose une véritable révolution »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 14.09.2010 | PROPOS RECUEILLIS PAR PAULINE RABILLOUX

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« Rendre le travail soutenable suppose une véritable révolution »

Crédit photo PROPOS RECUEILLIS PAR PAULINE RABILLOUX

Les salariés français sont, parmi les Européens, les plus insatisfaits vis-à-vis du travail. A la fois ressenti comme un sacrifice, mais aussi comme moyen de “se réaliser”, d’obtenir un revenu, d’être reconnu… le concept de travail est ambivalent. Pour le rendre conforme aux attentes, les changements que l’entreprise ou la société devraient opérer sont immenses.

E & C : Les Français sont à la fois très attachés au travail et désireux de le voir occuper moins de place dans leur vie. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Dominique Méda : Ce que nous montrons au terme de la recherche européenne que nous avons menée sur le sens accordé au travail, c’est en effet que les Français sont, parmi les Européens, ceux qui déclarent le plus que le travail est « très important » et, d’une manière générale, ceux dont les attentes sont le plus fortes vis-à-vis du travail. Ces attentes concernent à la fois le fait d’avoir un emploi ou un revenu, mais elles sont aussi expressives et sociales : on attend du travail une possibilité de s’exprimer, de se réaliser, d’avoir des contacts. Et pourtant, les Français sont aussi les plus nombreux à vouloir que le travail prenne moins de place dans leur vie. Pourquoi ? D’une part, parce que leurs attentes sont déçues. Les conditions de travail et d’emploi sont jugées très sévèrement : niveau élevé de stress, faiblesse des salaires et des possibilités de promotion… Les Français présentent les moins bons taux de satisfaction au travail de l’Europe. D’autre part, parce que les autres activités dans lesquelles les Français sont engagés sont consommatrices de temps : le fait que les femmes continuent à avoir des enfants tout en travaillant et sont donc nombreuses dans l’emploi n’est pas sans lien avec cette situation.

E & C : Vous mettez en évidence dans vos ouvrages deux sens du mot “travail” entre lesquels un arbitrage est nécessaire. De quoi s’agit-il ?

D. M. : Ma thèse est que le travail n’est pas un concept transhistorique, dont la définition serait la même depuis toujours et pour toujours, mais un concept constitué de plusieurs couches de significations déposées par les siècles, et qui coexistent actuellement dans notre idée moderne de travail. Le travail est à la fois un “facteur de production”, et pour les individus une désutilité, un sacrifice, un effort en contrepartie duquel ils obtiennent un revenu ; il est en même temps pensé, voire rêvé comme “l’essence de l’homme”, c’est-à-dire une des activités qui permettent aux individus de s’exprimer, de se réaliser ; et le pivot du système de distribution des revenus, des droits et des protections qui caractérise la société salariale. J’essaye de mettre au centre de ma réflexion les deux types d’utopies qui existent autour de la possible “libération du travail” : libérer le travail pour en faire le “premier besoin vital”, permettant aux êtres humains d’exprimer pleinement leur humanité et leur singularité, ou se libérer du travail. Il me semble que si nous voulons libérer le travail et le rendre conforme aux attentes qui pèsent sur lui, alors les changements que nous devons adopter sont immenses.

E & C : Comment cette ambivalence concernant le travail interpelle-t-elle l’entreprise ?

D. M. : Le sociologue Georges Friedmann, inventeur de la sociologie du travail en France, se demandait déjà dans les années 1950 si l’humanisation du travail était possible et comment les travailleurs pouvaient s’épanouir et trouver du sens dans leur travail, alors même que la division du travail devenait de plus en plus importante. Un livre récent, Eloge du carburateur, écrit par un philosophe américain, ne pose même plus la question : il affirme que le travail ne peut plus avoir de sens non seulement dans un régime capitaliste, où l’entreprise a pour objectif ultime le profit, mais aussi dès lors que le travail salarié se caractérise par la subordination et que les travailleurs ne sont plus en confrontation directeavec le réel mais doivent poursuivre des objectifs purement instrumentaux. Si vraiment, en tant que société, nous voulions substituer à l’objectif purement quantitatif d’augmentation du taux de croissance du PIB celui de la qualité de l’emploi – et donc changer radicalement nos critères de performance –, il nous faudrait sans doute révolutionner notre conception de l’entreprise.

E & C : Que préconisez-vous pour rendre le travail soutenable ?

D. M. : Les recherches menées en France et dans d’autres pays, notamment en Suède, montrent qu’un travail soutenable – celui qui permet aux travailleurs d’être en possession de toutes leurs capacités tout au long de leur carrière jusqu’à l’âge de la retraite et de ne pas être usés précocement – est un emploi où les personnes ont de vraies marges de manœuvre et peu de contraintes temporelles, un travail qui est bien intégré dans le reste de la vie – il permet de faire face à ses autres obligations –, qui contribue à la santé et génère de la reconnaissance. C’est également un travail qui permet de continuer à apprendre. Mais, là encore, adopter le travail soutenable comme objectif – au niveau de l’entreprise et de la société tout entière – suppose une véritable révolution.

PARCOURS

• Dominique Méda est directrice de recherche au Centre d’études de l’emploi et inspectrice générale des affaires sociales. Enarque et agrégée de philosophie, elle compte parmi les meilleurs spécialistes en France des questions relatives au travail.

• Elle est l’auteure, notamment, du Travail. Une valeur en voie de disparition (Aubier, 1995) et de Travail : la révolution nécessaire (éd. de l’Aube, 2010). Elle a réalisé, avec Lucie Davoine, une étude intitulée “Place et sens du travail en Europe : une singularité française ?”, parue en 2008 dans le cadre du programme européen SPReW (Social Patterns of Relation to Work).

LECTURES

• Prospérité sans croissance, Tim Jackson, De Boeck, 2010.

• Temps, travail et domination sociale, Moishe Postone, Mille et une nuits, 2009.

• Eloge du carburateur, Matthew Crawford, La Découverte, 2010.

Auteur

  • PROPOS RECUEILLIS PAR PAULINE RABILLOUX