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« Les outils de reporting font croître la pression au travail »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 21.12.2010 | PAULINE RABILLOUX

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« Les outils de reporting font croître la pression au travail »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Conçu à l’origine comme un outil d’efficience, le reporting se révèle un instrument de contrôle tyrannique pour tous, et notamment pour le management intermédiaire. Utilisé à l’extrême, il est si chronophage et exerce une telle pression sur les salariés qu’on peut parler de faillite organisationnelle.

E & C : Vous dénoncez les excès du reporting, qui absorbe aujourd’hui une bonne partie du temps du management intermédiaire. De quoi s’agit-il ?

Anne Pezet : Le reporting est apparu au tournant des années 1990, quand s’est généralisée la logique financière des entreprises, avant tout soucieuses de création de valeur pour les actionnaires. Il s’agit de piloter l’activité à un niveau microscopique à partir d’indicateurs chiffrés, financiers pour la plupart, s’ajoutant aux tableaux de bord opérationnels. Il est important de distinguer nettement ces deux outils. Les tableaux de bord obéissent à une logique bottom up, et rendent compte de l’activité à partir de l’opérationnel. Ils incluent des indicateurs variés comme la production, le résultat des ventes, des données RH, mais aussi la satisfaction client, etc. Ils sont renseignés selon des critères pertinents sur le terrain. Le reporting, au contraire, se situe dans une logique top down, et répond à la demande des directions générales selon des critères focalisés sur le rendement. Non seulement ces critères ne sont pas toujours convergents avec les indicateurs de pilotage opérationnel, mais ils sont parfois ressentis comme n’ayant tout simplement pas de sens au plan opérationnel. D’où une tendance générale au “bidouillage” de l’information, modérée évidemment par les nombreux contrôles de gestion. Si les actionnaires veulent un taux de rentabilité de 15 %, il est humain de chercher à obtenir coûte que coûte ce résultat, même si c’est au prix de quelques glissements sur les concepts et de quelques arrangements sur les périmètres des fonctions évaluées.

E & C : En quoi ce contrôle est-il excessif ?

A. P. : Le reporting ne s’est pas substitué mais ajouté aux tableaux de bord existants. Surtout, il s’est généralisé de plus en plus vite. Alors qu’on se contentait dans un cas de statistiques annuelles ou semestrielles, il n’est pas rare que les directions générales réclament aujourd’hui des résultats au mois, à la semaine, voire au jour le jour, de telle sorte que le temps passé à remplir ces outils de pilotage n’a cessé d’augmenter. Dans le même temps, la demande de renseignements se précise, non seulement sur les services mais également sur les équipes, voire les postes de travail. La pression au travail augmente proportionnellement à tous les niveaux : pour les salariés, qui se sentent surveillés, pour l’encadrement, tenu pour responsable des scores des équipes, pris en tenaille entre les demandes toujours plus précises des directions et le difficile travail de gestion et de motivation des personnes.

Les outils informatiques permettent de systématiser les contrôles, donnant l’impression d’un travail sous haute surveillance, alors même qu’on ne cesse de réclamer plus d’autonomie de la part des travailleurs. Outil d’efficience au départ, le reporting n’est pas loin aujourd’hui de signer une véritable faillite organisationnelle, comme on le voit dans le cas des entreprises où ces nouveaux contrôles s’accompagnent d’un mal-être croissant aux conséquences parfois dramatiques. Bizarrement, la crise censée remettre en question la logique financière n’a strictement rien changé.? Au contraire, les contrôles se renforcent et gagnent même les administrations.

E & C : Ces outils sont-ils cependant efficaces ?

A. P. : C’est ce dont on peut douter, dans la mesure où ils sont chronophages et surtout démobilisateurs puisque le renouvellement permanent des exigences donne le sentiment de ne pas y arriver ou alors de justesse. Nous sommes davantage ici dans l’optique d’un management par la crainte que dans celle d’un véritable management des personnes, qui supposerait de prendre le temps d’analyser les résultats pour voir ce qui, le cas échéant, pénalise la performance. C’est toute l’entreprise qui est aujourd’hui régie par les diktats des directions financières. Les services RH eux-mêmes n’échappent pas à la règle, qui affichaient, il y a peu, une ambition stratégique. Clairement, dans nombre d’entreprises, la fonction RH est devenue accessoire car complètement inféodée aux performances financières. Là encore, il semble que les salariés n’aient d’autre choix que de se soumettre ou de se démettre ou, plus prosaïquement, d’être gentiment conduits vers la sortie.

E & C : Quels moyens pour sortir de cette logique à la Big Brother ?

A. P. : Je vois deux pistes d’action. Tout d’abord, je pense que les managers et leurs syndicats ont un rôle à jouer pour proposer des systèmes alternatifs. Non qu’il soit question de remettre complètement en cause ces systèmes de pilotage, mais il est essentiel, tant pour l’entreprise que pour les salariés, que les systèmes puissent faire l’objet d’un consensus minimal sur ce qui est contrôlé et pourquoi. Le contrôle n’est pas une fin en soi et doit s’accompagner d’une réflexion des différents protagonistes sur les moyens de la performance. Une logique de collaboration doit être substituée à un simple contrôle pyramidal de plus en plus inefficace.

PARCOURS

• Anne Pezet est professeure de management à Paris-Dauphine, membre de Dauphine Recherches en management (DRM-UMR CNRS 7088). Elle a commencé sa carrière comme contrôleuse de gestion à Saint-Gobain, puis s’est orientée vers l’enseignement et la recherche après une thèse de doctorat.

• Elle vient de publier avec Eric Pezet, professeur à Paris 10, un essai intitulé La Société managériale (éd. La Ville Brûle, novembre 2010) et a également écrit un article sur le reporting dans l’ouvrage L’Etat des entreprises 2011 (éd. La Découverte, octobre 2010).

LECTURES

• La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Pierre Dardot, Christian Laval, La Découverte, 2010.

• Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Giorgio Agamben, Rivages, 2007.

• Une Technologie invisible ? L’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains, Michel Berry, Centre de recherche en gestion de l’Ecole Polytechnique, 1983.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX