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« La notion d’activité érode la protection sociale attachée à la notion d’emploi »

Enjeux | publié le : 20.09.2011 | PAULINE RABILLOUX

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« La notion d’activité érode la protection sociale attachée à la notion d’emploi »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Le caractère massif du chômage qui perdure a fait émerger une organisation du travail fondée sur la précarisation. La notion d’emploi, avec la protection sociale qui lui est rattachée, cède aujourd’hui du terrain devant la notion d’activité, que le salarié devrait à la limite accepter coûte que coûte, à n’importe quel prix, dans n’importe quelles conditions.

E & C : La précarisation de l’emploi est devenue pour vous une organisation permanente du travail. Pourquoi et comment ?

Robert Castel : L’économie capitaliste telle qu’elle fonctionne actuellement s’avère incapable d’assurer le plein emploi. Le non-emploi ne consiste plus tant dans un déséquilibre momentané de l’offre et de la demande susceptible d’être rapidement résolu, mais il est en quelque sorte devenu la condition normale de l’organisation du travail. La précarité concerne aujourd’hui non seulement les 10 % de chômeurs que le fonctionnement de l’économie engendre depuis maintenant plusieurs décennies mais les formes nouvelles d’emploi – CDD, temps partiels, intérim, vacataires et autres – qui, s’ils sont encore minoritaires en termes de stock d’emplois, constituent pourtant la majorité des contrats d’entrée sur le marché du travail, sans toujours que ces premiers contrats précaires soient suivis de contrats à durée indéterminée. Il y a aujourd’hui un non-emploi de masse, doublé d’une précarité permanente essentielle due au fonctionnement du marché.

E & C : Quelles en sont les conséquences pour les travailleurs ?

R. C. : Alors que le contrat de travail à durée indéterminée et les formes de protection qui y étaient associées assuraient à tous les travailleurs une relative autonomie en cas de chômage, de maladie ou à l’heure de la retraite, on assiste aujourd’hui à une sortie par le bas de la condition salariale classique, qui associait à un revenu des droits et une protection soustraits à la logique du marché. Le rapport salarial tend à être remarchandisé dans une logique purement concurrentielle. Il est replacé sous la seule loi de l’offre et de la demande, comme cela pouvait être le cas au début de l’ère industrielle. Cela a pour conséquence une dispersion de l’emploi entre deux pôles extrêmes : d’un côté les précaires rétribués à la limite de la survie et, de l’autre, les très hauts salaires correspondant à des occupations très recherchées. Mais le plus significatif n’est pas l’inégalité de revenus, mais l’érosion du droit du travail et de la protection sociale, qui constituaient le noyau non marchand de la relation salariale. La notion d’emploi, au sens classique d’emploi à durée indéterminée, tend à être remplacée par la notion d’activité qu’il faudrait avoir coûte que coûte. Cela passe par l’exaltation de la valeur travail, le fameux “travailler plus pour gagner plus”, mais aussi, corrélativement, par la culpabilisation des personnes sans emploi, toujours suspectées d’être de mauvais pauvres qui ne voudraient pas travailler. À défaut d’avoir un emploi avec la protection sociale qui y étaient associée, les working poors se voient obligés par les contraintes économiques et morales d’avoir une activité sous peine de mesures coercitives, d’autant plus nécessaires que les activités où on prétend les forcer sont peu attractives, faiblement rémunérées, peu protégées par le droit du travail et mal assurées par la protection sociale. C’est le sens du renforcement des contrôles et des contraintes sur tous ceux qui sont aujourd’hui sans travail, et des attaques en règle sur les plus démunis, suspectés de vouloir vivre aux crochets de ceux qui, à l’opposé, ont le courage de travailler. À la limite, obliger tout le monde à être actif, à n’importe quel prix et à n’importe quelles conditions, pourrait résorber le non-emploi en économisant la création d’emplois classiques, mais au prix de la remise en cause de l’idée même d’une société de semblables qui est au fondement de la démocratie.

E & C : Y a-t-il des limites à cette mécanique infernale ?

R. C. : Nous n’en sommes heureusement pas encore au remplacement systématique de la notion d’emploi par celle d’activité. Le statut protecteur de l’emploi n’est pas encore aboli pour la majorité des salariés. Et ce processus pourrait être entravé par le fait que bon nombre d’emplois, ceux des cadres, des techniciens supérieurs, des opérateurs qualifiés et de la fonction publique, ne se situent pas dans la logique du travailleur jetable quand il est en surnombre. Les nouvelles aptitudes requises par l’entreprise moderne en termes de compétences et de performance supposent une relative stabilité de l’emploi, qui devrait garantir au salarié le temps d’accumuler de l’expérience, source de compétence, et la sécurité nécessaire pour assurer sa fidélité à l’entreprise. Le capital humain n’est pas absolument réductible à sa valeur marchande. À côté d’un marché du travail externe faisant appel à de nouveaux recrutements pour remplacer des salariés utilisés comme une simple marchandise, demeure une partie incompressible réservée au marché interne à l’entreprise, celui où l’accumulation de savoir et la culture d’entreprise prennent leur sens. Cependant, là encore, le fait qu’un emploi stable à plein temps soit aujourd’hui perçu comme un privilège a tendance en retour à fragiliser la position des travailleurs bénéficiant d’une telle sécurité d’emploi par le fait que cette sécurité paraît aujourd’hui à soi seule un avantage qui exige sa contrepartie en termes de plus grande implication au travail. De plus, les formes d’emplois très dégradés qui concernent aujourd’hui principalement le travail non qualifié ne sont pas sans atteindre les catégories plus qualifiées que sont les cadres au chômage ou les jeunes diplômés. Tout se passe comme si la dynamique de précarisation se développait à la fois horizontalement dans les classes populaires et verticalement vers les classes moyennes, bien que dans des proportions moindres.

E & C : Cette dégradation des conditions d’emploi est-elle inéluctable ?

R. C. : Nous sommes dans une société très conflictuelle, où les forces en jeu semblent difficilement maîtrisables. D’un côté, la mondialisation et la financiarisation de l’économie sont un processus difficilement contrôlable, qui risque de remettre en question les régulations sociales, de l’autre, il est incontestable qu’une prise de conscience de la dégradation de l’emploi se généralise avec la possibilité de rebondissements aujourd’hui imprévisibles. Il faut toujours se méfier des discours purement catastrophistes qui extrapolent sur le long terme des phénomènes observés à court terme. Le pire n’est jamais certain. La logique du profit à court terme qui a occulté les questions sociales peut achopper sur la durée en obligeant les entreprises elles-mêmes à prendre conscience que leur intérêt à plus long terme passe par une revalorisation de l’emploi. Une chose est sûre cependant, c’est que l’impératif de flexibilisation dicté par un contexte économique plus concurrentiel impose de repenser la solidarité pour donner un statut aux salariés mobiles, qui, autrement, risquent de devenir des citoyens de seconde zone.

PARCOURS

• Robert Castel, sociologue, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

• Depuis les années 1980, il étudie le travail, en relation avec les transformations de l’emploi, l’intervention sociale et les politiques sociales.

• Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’insécurité sociale-Qu’est-ce qu’être protégé ? (Seuil, 2003), La montée des incertitudes : travail, protection, statut des individus (Seuil, 2009).

LECTURES

• Où va la protection sociale ?, Anne-Marie Guillemard, PUF, 2008.

• Repenser la solidarité, sous la direction de Serge Paugam, PUF, 2007.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX