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« La définition du harcèlement moral permet de nommer une souffrance »

Enjeux | publié le : 06.12.2011 | PAULINE RABILLOUX

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« La définition du harcèlement moral permet de nommer une souffrance »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Depuis l’invention de la notion de harcèlement moral par Marie-France Hirigoyen en 1998, de nombreux salariés ont pu mettre un nom sur certaines souffrances. Mais les réalités sont différentes pour chacun et des figures-types du harcèlement moral peuvent être identifiées.

E & C : Dès son apparition, le terme de harcèlement moral a connu un immense succès, pourquoi ?

Laïla Salah-Eddine : Le terme de harcèlement moral a été médiatisé à partir de la parution en 1998 du livre de Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien. Elle le définit comme « toute conduite abusive se manifestant notamment par des comportements, des paroles, des actes, des gestes, des écrits, pouvant porter atteinte à la personnalité, à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychique d’une personne, mettre en péril l’emploi de celle-ci ou dégrader le climat de travail ». Cette définition a permis à de nombreuses personnes de mettre des mots sur une souffrance jusqu’alors innommée que les intéressés vivaient souvent comme étant de leur responsabilité, avec ce que cela pouvait entraîner de sentiment de culpabilité, voire de crainte concernant leur propre santé mentale. Beaucoup de salariés se sont alors tournés vers les médecins du travail ou la justice pour faire reconnaître leur tout nouveau statut de victimes de harcèlement. À défaut de toujours trouver une réponse auprès des institutions, ce mouvement de fond a au moins permis aux pouvoirs publics d’inscrire dans la loi dès 2002, à côté de l’obligation des employeurs de maintenir la santé physique des travailleurs, celle de maintenir aussi leur santé psychique.

E & C : Que recouvre exactement le harcèlement moral pour ceux qui s’en plaignent ?

L. S.-E. : Les termes demandent en effet à être précisés. En quoi consiste le fait de porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’une personne ? À partir de quel moment peut-on estimer que l’emploi est mis en péril ou que le climat de travail est dégradé ? Porter devant les tribunaux une plainte pour harcèlement moral n’est pas simple, car les juges doivent bien sûr interpréter ces termes, et des preuves sont nécessaires pour que les faits soient établis. Dans tous les cas, pourtant, à défaut d’être recevable en justice, la plainte d’un salarié décrit un malaise bien réel dont il m’a semblé intéressant de voir ce qu’il recouvre pour les personnes concernées. Une étude qualitative a permis de dégager quatre figures “idéal-types” au sens de Max Weber (lire la note) : une première catégorie que je reconnaîs sous le thème principal “On me veut du mal”, une deuxième sous la plainte “On ne veut plus de moi”, une troisième sous le chef “On me manque de respect” et, enfin, une dernière qui peut être résumée par “Je n’en peux plus”.

E & C : Pouvez-vous préciser le contenu de ces quatre catégories ?

L. S.-E. : Les personnes dont la plainte peut se résumer par “On me veut du mal” ont en commun de désigner et de mettre en cause un “pervers narcissique” ou un “caractériel” qui les a pris comme cible privilégiée. Toutes font référence à une période située “avant” le harcèlement, où les conditions de travail semblaient normales, et à un “après”, où la situation est devenue intolérable. Les événements marquant le point de bascule sont variables. Ce peut être une restructuration de l’entreprise, du service, ou simplement l’arrivée d’un nouveau chef. Cette première catégorie permet de comprendre pourquoi on a pu parler de “psychologisation” de la souffrance au travail à propos de l’approche de Marie-France Hirigoyen, dans le sens où on va désigner un harceleur bouc émissaire plutôt que protester contre la dégradation des conditions de travail.

Les personnes de la deuxième catégorie semblent plus lucides concernant les problèmes organisationnels sous-jacents en se décrivant moins comme victimes d’une personne que d’une logique d’exclusion. Pour des raisons propres à l’organisation, elles sont devenues indésirables et le harcèlement dont elles se plaignent ne vise pas tant leur personne que leur place dans l’organisation. Elles dérangent, le harcèlement vise à les éliminer.

La troisième catégorie de plainte met davantage l’accent sur les pratiques que sur la personnalité du harceleur ou la finalité du harcèlement. Ce n’est plus dans l’organisation du travail qu’il faut chercher l’explication, mais du côté des représentations et des attentes à l’égard du travail. Il s’agit là de dénoncer un manque de reconnaissance. La personne se dit en but à un manque systématique d’égards de la part de collègues ou d’un chef qui la ravalent à sa stricte position utilitaire dans l’entreprise, sans ménagement pour ce qu’elle est en tant que personne. Dans cette catégorie, cependant, il n’est pas rare que celui désigné comme le “harceleur” se plaigne à son tour d’être harcelé par sa victime.

La dernière catégorie, pour sa part, transmute un vécu de stress professionnel du registre de la performance dans celui de la victimisation. Le salarié a longtemps fait tout ce que qu’il pouvait pour faire face à une charge de travail de plus en plus lourde jusqu’à l’épuisement parfois et, subitement, à propos d’un incident parfois mineur, le mot de “harcèlement” fait basculer celui qui se croyait obligé d’en faire toujours davantage dans la catégorie des victimes d’une pratique perverse, au moins à ses propres yeux.

E & C : Vous notez un point de bascule dans de nombreux cas. Quelle est son importance ?

L. S.-E. : La bascule peut être chronologique, avant-après, mais elle est le plus souvent logique : avant, j’étais mis en cause pour ce que je suis, pour la place que j’occupe, pour ma performance ; maintenant, par l’entremise d’un mot, je peux me percevoir comme victime. Le principal effet du concept de harcèlement moral réside dans ce processus de révélation. Au plan social, les litiges ne sont jamais simples à débrouiller et beaucoup de plaignants sont déboutés de leur plainte, faute d’éléments de preuve suffisants. En amont, cependant, l’existence d’un délit de harcèlement s’avère dissuasif en ce qu’il fait passer des agissements individuels sous la responsabilité de l’entreprise, obligée de veiller au bien-être psychologique des salariés. Sur le plan personnel, se reconnaître comme victime permet de retrouver quelque chose d’une identité mise à mal du fait de la souffrance, de la culpabilité et de la dévalorisation de soi. Malgré ses insuffisances essentiellement liées au fait qu’on traite comme un fait psychologique un processus dont les causes seraient souvent à chercher dans l’organisation du travail, le concept de harcèlement moral reste puissant et participe déjà de la reconstruction des personnes en réhabilitant leur position de sujet, fût-ce de sujet souffrant, plutôt que d’objet simplement de la malveillance d’autrui.

PARCOURS

• Laïla Salah-Eddine, docteure en sociologie, est enseignante et mène par ailleurs des recherches dans le secteur de la psychiatrie. Sa thèse a porté sur le harcèlement moral au travail et sur les facteurs qui ont conduit à l’émergence de cette notion à la fin des années 1990.

• Elle est l’auteure d’un article intitulé “Les figures idéal-typiques du harcèlement moral au travail”, paru dans l’ouvrage collectif La Violence au travail (Octarès, juin 2011).

LECTURES

• La Société malade de la gestion : idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Vincent De Gaulejac, Seuil, 2009.

• Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, Marie-France Hirigoyen, Éditions La Découverte & Syros, 1998.

MAX WEBER (1864-1920) était économiste et fondateur de la sociologie allemande. Il considère la sociologie comme une science « compréhensive » et « empirique » de l’activité sociale dont “l’idéal-type” est l’outil conceptuel le plus approprié.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX