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« Les modes de vie priment de plus en plus sur les choix professionnels »

Enjeux | publié le : 24.04.2012 | GAËLLE PICUT

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« Les modes de vie priment de plus en plus sur les choix professionnels »

Crédit photo GAËLLE PICUT

La place du travail a considérablement évolué. L’emploi, le métier ne sont plus les maîtres des lieux ni des liens sociaux. Dorénavant, les choix de mode de vie prennent de plus en plus le pas sur les choix professionnels. Les entreprises doivent tenir compte de ces évolutions sociétales majeures.

E & C : Dans votre essai Nouveau portrait de la France, vous évoquez des transformations sociétales profondes, notamment en termes de répartition temps de travail et temps hors travail.

Jean Viard : En un siècle, nous avons gagné 40 % d’espérance de vie et la durée du travail a été divisée par trois. Aujourd’hui, nous travaillons en moyenne 67 000 heures dans une vie, soit 12 % de notre existence, alors qu’en 1 900, on travaillait 200 000 heures, soit 40 % d’une vie. En temps, la place du travail a considérablement évolué, même si cela n’est pas le cas en termes symboliques. Pour schématiser, tout le monde a un travail salarié – ou aspire à en avoir un –, y compris les femmes, mais sur un temps défini. C’est un changement de fond, avec des conséquences sur le travail lui-même, devenu beaucoup plus productif – ce qui n’est pas sans lien avec la souffrance au travail. La société a deux bases, le travail et les temps libres, et sa créativité s’organise entre les deux, alors que, pendant des siècles, nous avions vécu avec une vision très hiérarchique, en politique, dans l’entreprise ou au sein de la famille. Or le temps libre est non hiérarchique, les individus en font ce qu’ils veulent en fonction de leurs moyens. Alors, nous vivons une tension : les liens issus du travail sont encore nourris d’une culture hiérarchique et collective, alors que ceux issus du temps libre sont auto-organisés et souples. Le monde du travail peine à comprendre cette évolution et à s’y adapter. Du fait de la porosité des deux cultures du temps, on assiste à des heurts et à des tensions accrus entre le temps travail et le temps hors travail. Enfin, notons que, dans cette société de vie longue et de travail court, chacun est convaincu de vivre moins bien que les générations précédentes. Nous sommes écrasés par un sentiment permanent de manque de temps en raison de la surabondance de choix.

E & C : Vous estimez qu’il ne faut pas parler de la fin du travail mais seulement de la fin de son hégémonie sur nos vies et sur l’organisation sociale et spatiale. Qu’est-ce que cela implique ?

J. V. : Le travail, bien que structurant toujours largement la société et son organisation, le fait moins qu’auparavant, tandis que le temps hors travail est de plus en plus important et influe largement sur les modes de vie. Le travail et les temps libres sont devenus coproducteurs des liens sociaux, de la production de richesse et des mobilités, de l’organisation des territoires. Il y a une crise de la légitimité du travail, et il est absurde de penser qu’il va reprendre la place qu’il avait avant. Par contre, le travail doit comprendre les normes et les valeurs qui se sont construites dans le temps libre : l’autonomie de l’individu, le pouvoir sur l’emploi du temps… et les faire entrer dans le monde du travail. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce qu’on organise nos vies en fonction de nos loisirs tout autant que de nos activités professionnelles. L’économie des loisirs est devenue considérable : une grande partie de notre production vise d’ailleurs à la satisfaire. En règle générale, au sein du couple, homme et femme travaillent. Et comme on change d’emploi tous les onze ans en moyenne, ce n’est plus le travail qui dicte le lieu de vie : 10 % des Français déménagent chaque année. On choisit d’abord l’endroit où on a envie de résider, avant d’y chercher un emploi.

E & C : Qu’est-ce que ces transformations sociétales impliquent pour les entreprises et pour les politiques RH ?

J. V. : Le modèle des 35 heures, dont on peut discuter l’impact économique, a eu des conséquences sociétales considérables. Les entreprises sont entrées dans l’intime des gens et cela a bousculé l’organisation du travail. Ce que les salariés recherchent désormais, c’est de pouvoir disposer de moments de liberté adaptés à leur vie de famille, de façon aléatoire et souple. La quantité brute de temps travaillé est moins importante que le pouvoir sur son organisation. Le clivage entre salariés se situe entre ceux qui disposent du pouvoir sur leur temps et les autres. De ce point de vue là, les cadres sont gagnants. Certes, ils travaillent plus, mais ils ont augmenté leur pouvoir sur le temps. Pour les personnes moins qualifiées, ce pouvoir est plus faible même s’ils font moins d’heures. On se dirige sans doute vers la semaine de quatre jours ou vers des temps discontinus pour chacun au fil de la vie, ce qui pose des problèmes d’organisation. Mais les Pays-Bas, par exemple, ont su trouver des solutions.

E & C : Vous évoquez également l’autonomisation individuelle croissante et le recul des solidarités collectives, notamment au sein des entreprises.

J. V. : On assiste non pas à un délitement des liens sociaux, mais à leur privatisation. Avant, ils étaient bâtis à partir du travail. Aujourd’hui, on les construit soi-même dans sa vie privée. Or, au sein des entreprises, on a besoin de faire groupe, d’appartenir à la même aventure. Pour encourager les liens, les entreprises doivent favoriser les lieux aléatoires de rencontres, car ils favorisent la créativité, l’innovation. Il faut des marqueurs collectifs d’espace et de temps. Cette question doit être prise en compte dans l’organisation des bâtiments, des lieux. La cafétéria reste un lieu très stratégique. Les personnes sont très liées par le virtuel, les écrans, mais elles ont besoin aussi de lieux de rencontre physique. Il est également important de construire du récit à l’intérieur des entreprises, à travers l’organisation de l’espace et d’événements. De plus en plus, on y introduit des intellectuels, des philosophes pour apporter du sens. La pensée sociale devient un enjeu majeur, même dans les entreprises.

Autre problématique : le temps a été privatisé. Auparavant, il appartenait à Dieu, puis il a été fusionné avec le travail sous la révolution industrielle. Aujourd’hui, nous nous sommes appropriés le temps. On veut que celui passé à travailler prenne du sens. L’enjeu est de produire plus de lien social, d’intégrer les jeunes anciens et les jeunes tout court au marché du travail suivant des modalités à inventer et d’achever l’intégration des femmes à l’emploi. Les entreprises doivent mieux valoriser et accompagner les discontinuités.

SON PARCOURS

• Jean Viard est directeur de recherches CNRS au Cévipof, Centre de recherches politiques de Sciences Po. Diplômé en économie, docteur en sociologie, ses domaines de spécialisation sont les temps sociaux (vacances, 35 heures), mais aussi l’espace (aménagement, questions agricoles) et la politique.

• Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le Sacre du temps libre (éditions de l’Aube, 2002). Il vient de publier Nouveau portrait de la France. La société des modes de vie (éditions de l’Aube).

SES LECTURES

• Travail : la révolution nécessaire, Dominique Méda, Éditions de l’Aube, 2011.

• La République et ses territoires, circulation invisible des richesses, Laurent Davezies, coédition Seuil-La République des idées, 2008.

• Des villes telles que Metz, Nantes, Aix, Montpellier, La Rochelle, Grenoble l’ont très bien compris, et ont su se rendre attractives dans un développement post-touristique.

Auteur

  • GAËLLE PICUT