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« Le DRH doit jouer un rôle d’architecte des relations dans l’entreprise »

Enjeux | publié le : 04.12.2012 | AURORE DOHY

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« Le DRH doit jouer un rôle d’architecte des relations dans l’entreprise »

Crédit photo AURORE DOHY

La rationalité comme unique principe organisateur de l’entreprise a largement montré ses limites. La fonction RH doit accompagner la mutation radicale de l’organisation du travail actuelle, fondée sur l’automatisation et la recherche illimitée de gains de productivité.

E & C : L’organisation du travail actuelle, emblème de la modernité et des deux premières révolutions industrielles, vit aujourd’hui, selon vous, les prémices d’une mutation radicale. De quoi s’agit-il ?

François Silva : Émergeant à partir du XVIe siècle, la modernité s’est construite autour de deux notions, celle de l’individu et celle de la rationalité. Avec l’apparition de l’individu, c’est une nouvelle conception de l’homme qui s’affirme, pour sortir du carcan de la communauté qui étouffait toute velléité d’autonomie et d’innovation. Avec la rationalité, c’est une volonté de comprendre le monde pour le maîtriser et ainsi d’abandonner les croyances et superstitions. C’est sur cette rationalisation du monde que le capitalisme et les deux premières révolutions industrielles se sont développés. C’est également ainsi qu’est née l’organisation scientifique du travail (OST). Depuis la première révolution industrielle, toute l’histoire de l’entreprise s’inscrit dans une recherche de gains de productivité. L’automatisation puis l’informatique ont constitué un relais et un levier au cours du XXe siècle. Dans une volonté d’expansion illimitée et grâce à la raison, nous imaginions pouvoir produire plus rapidement des quantités plus importantes avec des ressources limitées. On voit bien à quel point cette logique est remise en cause aujourd’hui… Comme le dit le sociologue Michel Maffesoli, nous entrons véritablement dans la postmodernité depuis une vingtaine d’années. C’est une période de transition avec des modes de représentations sociales et culturelles qui s’épuisent et d’autres qui émergent. Bref, c’est la confrontation de deux paradigmes qui constituent autant d’oxymores, de sources de tensions et de contradictions. L’ère de la modernité s’achève avec une exacerbation que certains désignent comme l’hypermodernité, qui s’exprime par un individualisme narcissique et égoïste. Nous en avons eu une expression par exemple dans la financiarisation sans freins de l’économie, sans compter les primes de plusieurs millions distribuées à quelques-uns.

E & C : Cette tension trouve, selon vous, sa propre traduction dans les nouvelles technologies et l’usage qui en est fait.

F. S. : Issues de cette logique d’automatisation et de la systématisation d’une organisation du travail structurée autour des processus, les technologies avec lesquelles nous travaillons déshumanisent le travail. En effet, à force de vouloir éliminer toutes les tâches inutiles par rapport à des logiques productivistes, les cadres sont submergés d’informations avec leurs nouveaux outils nomades, qui leur permettent de répondre à chaque instant à leurs mails. Le temps s’est rétréci, les relations aux autres se rapprochent mais se distendent aussi, car chacun s’enferme sur lui-même avec ses outils. On assiste là encore à un basculement entre deux mondes, avec l’apparition des outils collaboratifs et des réseaux sociaux qui sortent de la logique des systèmes d’information pour entrer dans une logique d’interaction. J’y vois le passage progressif de la notion d’individu – interchangeable – à celle de personne, c’est-à-dire, comme le dit Claude Lévi-Strauss, un individu en interaction avec les autres.

Plus largement, le développement des outils, avec les informations qu’ils génèrent, constitue un véritable défi pour les entreprises. Elles doivent passer de l’usage d’outils à des pratiques sociales générant des interactions entre les personnes. Les outils peuvent souvent y aider, mais peuvent aussi être un obstacle. Toute l’organisation du travail est appelée à connaître une profonde transformation vers le collaboratif, c’est-à-dire savoir travailler en équipe et pour l’équipe. Ce sont les logiques développées par les wikis. Au-delà de l’échange et des individualités, chacun va participer à un même objectif et à la production d’une œuvre commune.

E & C : Vous estimez que la fonction RH est appelée à jouer un rôle central dans l’accompagnement de ces mutations. Pour quelles raisons ?

F. S. : La fonction RH doit progressivement délaisser son approche actuelle, fondée sur la gestion individuelle et le développement des compétences, pour prendre un rôle d’architecte ou d’urbaniste des relations et des interactions dans l’entreprise. En effet, la virtualisation toujours plus forte dans les échanges entre les salariés pose de façon aiguë la question des comportements et de la finalité des outils mobiles : à quoi servent-ils ? Que permettent-ils de construire ? Comment rendre possibles des relations de qualité, même à distance ? Quelles nouvelles règles du jeu mettre en place pour assurer un partage et une circulation de l’information respectueux des uns et des autres ? Mais surtout, ces outils permettant d’obtenir des informations très personnelles et de les croiser avec d’autres, leur utilisation comporte des risques potentiels pour l’intégrité de la personne. De nouvelles questions éthiques sont en train d’apparaître, comme l’irruption des technologies dans le secteur de la santé au cours des années 1970, qui a nécessité de nouveaux débats, des règles, des lois et de nouvelles démarches. La bioéthique en a été l’expression.

E & C : Vue sous cet angle, cette responsabilité paraît considérable.

F. S. : Si la fonction RH ne prend pas en main ces enjeux, qui le fera ? Ces questions sont totalement inédites. Tous nos modes de pensée sont structurés par l’idée que le fonctionnement d’une entreprise est rationnel. Les managers s’appuient aujourd’hui sur des méthodes permettant d’atteindre des objectifs, de les mettre en place comme de les suivre.

Or, la raison comme unique principe organisateur a largement montré ses limites. C’est la dimension du pathos, de l’émotion qu’il s’agit de réintégrer dans l’entreprise.

Il est donc nécessaire de développer les capacités d’écoute et d’empathie de chacun et, en premier lieu, celles des managers. Cela signifie que les entreprises doivent elles-mêmes faire émerger de nouvelles pratiques et expérimenter de nouvelles formes d’organisation du travail. La fonction RH doit adopter un rôle d’accompagnement des collectifs de travail, de médiation et de régulation entre les acteurs. Ce n’est qu’à cette condition que les entreprises réussiront la mutation culturelle qui va être exigée de leurs salariés. C’est en parvenant à combiner le “travailler ensemble” au “vivre ensemble” que l’on crée les conditions d’un travail collaboratif efficace. La postmodernité est justement l’expression de l’émergence de ce nouveau monde. Et la transition que nous vivons actuellement n’est pas de tout repos.

PARCOURS

• François Silva est directeur de l’Institut des nouvelles pratiques managériales de FBS (France Business School) et professeur associé au Cnam. Docteur en sociologie, il dirige des projets européens de recherche sur les thématiques relatives aux nouvelles formes d’organisation du travail et à la RSE.

• Il préside la commission SIRH-Numérisation de l’entreprise à l’ANDRH.

• Il est l’auteur de Être e-DRH, postmodernité, nouvelles technologies et fonction RH (éd. Liaisons, 2012).

LECTURES

• Refonder l’entreprise, Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Seuil, 2012.

• La cause humaine – Du bon usage de la fin d’un monde, Patrick Viveret, Les Liens qui libèrent, 2012.

• L’âge de l’empathie : leçons de la nature pour une société solidaire, Frans de Wall, Les Liens qui libèrent, 2010.

• La crise de la conscience européenne 1680-1715, Paul Hazard, LGF, Le Livre de poche, 1994.

Auteur

  • AURORE DOHY