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« Conjoncture défavorable aidant, l’exemple allemand fait tache d’huile »

Enjeux | publié le : 15.01.2013 | PAULINE RABILLOUX

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« Conjoncture défavorable aidant, l’exemple allemand fait tache d’huile »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

La situation des travailleurs peu qualifiés et à bas salaires s’est détériorée en Europe, France exceptée. Les “coups de pouce” au smic et les exonérations de charges patronales ont fait la différence. Mais, face à la qualité des produits allemands et au faible coût de ceux du sud, cette position est difficilement tenable. La France devra choisir pour rester compétitive.

E & C : La question du coût du travail, notamment sur les bas salaires, fait toujours débat. Quel en est l’enjeu ?

Jérôme Gautié : On entend par “bas salaires” ceux inférieurs ou égaux aux deux tiers du salaire médian. En France, la part de bas salaires est moins élevée que dans les autres grands pays développés. Environ 10 % des Français ont un salaire horaire inférieur aux deux tiers du salaire médian quand cette part est de 16 % aux Pays-Bas et de plus de 20 % en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis. En Allemagne, notamment, la part des travailleurs à bas salaires a fortement augmenté depuis la seconde moitié des années 1990 quand, en France, elle baissait, du fait de l’existence du smic et, surtout, de l’augmentation importante de ce dernier. Le salaire minimum a ainsi augmenté plus vite que le salaire médian. Le rapport du smic au salaire médian est de 60 % en France, soit le taux le plus élevé des pays de l’OCDE après la Turquie. Ce rapport n’est par exemple que de l’ordre de 38 % aux États-Unis et de 47 % au Royaume-Uni, pays qui, à la différence de l’Allemagne, possèdent aussi un salaire minimum interprofessionnel.

Depuis sa création en 1970, 60 % de l’augmentation du smic en termes réels – c’est-à-dire une fois l’inflation déduite – résulte de la politique volontariste de l’État – les “coups de pouce” –, les 40 % restants découlant du mécanisme d’indexation légale – sur la moitié des gains de pouvoir d’achat du salaire horaire de base ouvrier. Les inégalités ont donc moins progressé en France que dans les pays comparables. Mais, outre le fait que ce smic décidé au plan gouvernemental laisse peu de champ à la négociation salariale, lorsque celui-ci augmente, nombre de salariés sont rattrapés par le salaire minimum. Après une période de forte augmentation du smic entre 2003 et 2005, environ 16 % des salariés français percevaient un salaire de base égal à celui-ci. Même si cette proportion est aujourd’hui redescendue en dessous de 11 %, la politique en matière de salaire minimum a pour conséquence une forte concentration des salaires au voisinage du smic, ce qui, du fait des exonérations de charges patronales sur les bas salaires, représente un coût pour les contribuables de l’ordre de 1 % du PIB.

E & C : Ce soutien à l’emploi peu qualifié est-il tenable ?

J. G. : Selon le Conseil d’orientation de l’emploi, les exonérations de cotisations patronales sur les bas salaires – jusqu’à 1,6 smic – permettraient la sauvegarde de 800 000 emplois en France. Le problème est que ce soutien ne suffit pas à maintenir la compétitivité de l’emploi français dans un contexte de dumping social qui se généralise en Europe. Outre sa compétitivité bien connue par la qualité de ses produits, l’Allemagne a clairement opté depuis les années 1990 pour une politique de réduction des coûts sur tous ses emplois, notamment sur les peu qualifiés de secteurs tels que l’agroalimentaire ou la distribution. Même dans les secteurs intensifs en travail qualifié comme l’automobile et, plus largement, la métallurgie, l’Allemagne a diminué ses coûts par une politique systématique d’externalisation des services et de délocalisation de segments de la chaîne de production, notamment dans les pays de l’Est.

Dans certains secteurs – agroalimentaire ou bâtiment –, on a assisté à un recours croissant aux “travailleurs détachés”, officiellement d’entreprises étrangères – là encore d’Europe de l’Est – prestataires de services, qui les paient au tarif de leur pays de domiciliation, donc très en deçà du prix du travail des conventions collectives allemandes. Son succès à l’export ne serait pas envisageable si les autres pays européens taillaient ainsi dans le pouvoir d’achat de leurs travailleurs. Pourtant, conjoncture défavorable aidant, l’exemple allemand fait tache d’huile, et la Grèce, l’Espagne, le Portugal ou l’Italie ont entrepris de baisser le coût du travail pour tenter de sauvegarder leurs emplois nationaux.

E & C : Les entreprises françaises seront-elles obligées à terme de suivre le mouvement ?

J. G. : Oui et non. Non, dans la mesure où une spirale déflationniste au plan européen ne peut, à terme, que ruiner l’économie européenne en sabrant le pouvoir d’achat de ses consommateurs. Il ne faut pas perdre de vue que la plupart des échanges commerciaux des pays européens se font vers d’autres pays d’Europe. Oui, dans la mesure où la France est prise en étau entre les pays du sud pour les produits à faible valeur ajoutée et l’Allemagne pour ceux à forte valeur ajoutée. La France ne peut évidemment pas s’aligner sur le bas de gamme, car elle n’est pas en mesure de rivaliser du fait de ses coûts de main-d’œuvre. Son unique modèle de développement ne peut qu’être, peu ou prou, calqué sur celui de l’Allemagne : des prix contenus au plus juste et une compétitivité hors coût – par la qualité et l’innovation – revue à la hausse, au moins pour le secteur industriel.

E & C : Quels seraient les scénarios d’avenir pour les salaires et l’emploi dans les secteurs concurrentiels ?

J. G. : Même s’il s’est progressivement resserré, l’écart moyen des salaires entre la France et l’Allemagne n’est pas vraiment défavorable à la France du fait de sa politique de modération salariale ces dernières décennies, smic excepté. Seules les dernières années – depuis 2008 – montrent un décrochage entre les deux pays puisque les entreprises françaises, même en période de crise, ont assez peu ajusté à la baisse leurs politiques de rémunération et d’emploi. Depuis le début de la crise, le coût unitaire du travail a continué de croître et le chômage a été contenu, rognant les marges des entreprises et pénalisant dans la foulée les investissements, quand la situation évoluait dans le sens contraire en Allemagne. Rappelons pourtant qu’à part dans le secteur habillement, cuir, textile, où 20 % des salariés sont payés au smic, les autres secteurs industriels concernés par l’export comportent assez peu d’emplois payés au salaire minimum : 3,6 % dans la métallurgie et la sidérurgie, dont le secteur automobile, et 5,6 % dans la chimie et la pharmacie. Le bataillon des petits salaires se concentre dans le commerce et la distribution (22 %) ainsi que dans l’hôtellerie-restauration (28 %) non soumis à la concurrence étrangère. Le problème des bas salaires ne concerne donc qu’à la marge les secteurs concurrentiels. Par ailleurs, la part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée est en France l’une des plus faibles d’Europe (10 %). Et, sur ce secteur en tension, on peut craindre une montée en puissance des délocalisations, à l’exemple de ce qui se fait en Allemagne.

PARCOURS

• Jérôme Gautié est professeur d’économie à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Agrégé de sciences sociales et d’économie, il est chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne et directeur de l’Institut des sciences sociales du travail (ISST) de Paris 1.

• Ses études actuelles portent sur la comparaison des situations d’emploi dans les différents pays d’Europe.

• Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, dont Le Chômage (coll. Repères, La Découverte, 2009) et, avec È. Caroli, Bas salaires et qualité de l’emploi : l’exception française ? (Éditions Rue d’Ulm, 2009).

LECTURES

• Un choc de compétitivité en baissant le coût du travail ? Philippe Askenazy, Cepremap, document de travail (Docweb) n °12.08, 2012.

• Low-Wage Work in Germany, G. Bosch et C. Weinkopf, Russell Sage Foundation, 2008.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX