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Enquête

TÉLÉTRAVAIL : L’ENTREPRISE GARDE LE CONTRÔLE

Enquête | publié le : 10.09.2013 | EMMANUEL FRANCK

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TÉLÉTRAVAIL : L’ENTREPRISE GARDE LE CONTRÔLE

Crédit photo EMMANUEL FRANCK

Le télétravail négocié reste l’exception en France, malgré une attente forte des salariés et un cadre légal récent, et en dépit du soutien des pouvoirs publics et des confédérations syndicales. Et les rares accords de télétravail signés délèguent aux managers le soin de réguler l’accès des salariés à ce dispositif.

Face à la pression qui monte en faveur du télétravail, les entreprises s’efforcent de garder le contrôle. Les sollicitations viennent d’un peu partout. D’abord des salariés qui, de sondages en enquêtes, confirment leur intérêt pour cette organisation du travail: 93 % l’approuvent (Mobilitis/OpinionWay, novembre 2012), 76 % des salariés franciliens souhaitent télétravailler (Les Nouvelles parisiennes/OpinionWay, décembre 2010) et les salariés-parents la classent dans le top 5 des mesures que leur employeur devrait adopter (Observatoire de la parentalité en entreprise/Viavoice, avril 2013).

Ensuite des syndicats, qui ont longtemps été réticents face au télétravail, avant que les cinq confédérations ne signent l’accord national de 2005 sur le sujet. Elles reconnaissent maintenant que ses avantages en termes de conciliation des temps professionnels et personnels des salariés l’emportent sur les risques qu’il fait peser sur le collectif de travail.

Enfin les pouvoirs publics parent le télétravail de beaucoup de vertus et de modernité, et aimeraient faire savoir qu’il décolle. Ainsi, le Centre d’analyse stratégique croit pouvoir annoncer que la moitié de la population active française est susceptible de télétravailler en 2015.

Un contexte technologique, économique et légal incitatif

À l’issue de la conférence sociale du mois de juin, consacrée notamment à la qualité de vie au travail, le gouvernement a annoncé qu’il lançait un programme d’expérimentation du télétravail dans les entreprises (lire l’interview de Dominique Vandroz, p. 29). Le précédent gouvernement a été, quant à lui, à l’origine d’un « plan de développement du télétravail dans les PME », et, surtout, de la première loi sur le télétravail (loi du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit).

À ces sollicitations s’ajoute un contexte technologique, économique et légal incitatif. Laurent Mahieu, référent télétravail à la CFDT Cadres, constate que « la montée en puissance exponentielle des objets numériques rend possible le télétravail ».

Nicole Turbé-Suetens, animatrice du réseau Distance Expert, estime que l’entrée du télétravail dans le Code du travail est un « moteur pour dire que l’on peut y aller ». Elle remarque en outre que « les conditions financières du travail n’étant pas très alléchantes depuis quelques années, d’autres formes de compensations sont imaginées pour satisfaire les salariés ou les retenir ». Du télétravail faute d’augmentation de salaire, en somme.

À en juger par leur discours enthousiaste sur cette forme d’organisation, les entreprises elles-mêmes paraissent convaincues. Et pourtant, le télétravail semble peu développé en France. Il n’existe pas de statistiques officielles mais, selon une étude souvent reprise (LBMG Worklabs), 17 % de la population active télétravaillerait. Yves Lasfargue, chercheur et directeur de l’Observatoire des conditions de travail et de l’ergostressie (Obergo), estime quant à lui que la proportion ne dépasse pas 4 % à 5 % des salariés. Selon lui, environ 65 entreprises ont signé un accord sur le sujet depuis 2005, et la loi de 2012 « n’a pas entraîné une cascade d’accords collectifs ».

Le pragmatisme plutôt que la conviction

Les dithyrambes des entreprises sur le télétravail cachent mal qu’elles n’ont aucune religion en la matière ; elles sont simplement pragmatiques. « Soit le chef d’entreprise est convaincu qu’en améliorant les conditions de travail, il améliore la compétitivité de son entreprise, soit il n’y croit pas. Le télétravail est un acte de foi qui n’est pas partagé par la plupart des dirigeants », explique Yves Lasfargue. Il semble que les entreprises qui signent un accord y soient poussées, non par une conviction, mais par les événements. « Souvent, la négociation démarre à l’occasion d’un déménagement », constate Laurent Mahieu. C’est le cas par exemple à Air Liquide (lire p. 28) et à Transdev (lire p. 27). Dans cette entreprise de transport, le projet était à l’étude depuis longtemps et les partenaires sociaux convaincus, mais il a fallu attendre le déménagement du siège pour qu’un accord aboutisse.

Et, en cas d’accord, il existe un fossé entre les intentions qu’il affiche et les effets qu’il produit. Car le souci de l’entreprise reste avant tout de faire tourner les services, de maintenir la productivité et la créativité (pour cette raison, Yahoo ! vient d’interdire le télétravail à ses salariés américains), de maintenir la cohésion des équipes et donc de réguler le télétravail. Un souci partagé également par les syndicats signataires. Pour Yves Lasfargue, on est même dans une situation unique de « cogestion ».

La régulation du télétravail intervient principalement lors de la sélection des salariés. D’un côté, les accords posent le principe selon lequel l’ensemble des salariés couverts par l’accord sont éligibles. De l’autre, ils précisent que le télétravail doit être compatible avec un exercice autonome de l’activité du salarié. Le manager évalue cette autonomie. À Air Liquide France Industrie, le salarié doit en plus avoir été noté « bonne performance » à son dernier entretien d’évaluation.

Peu de salariés réellement concernés

À partir de là, le nombre de personnes éligibles et effectivement élues chute vertigineusement. Sur les 269 000 salariés de La Poste, 120 000 sont éligibles (après exclusion des facteurs et des guichetiers) mais 1 000 (0,37 %) seulement devraient télétravailler (lire p. 28). De même, à Orange, les 90 000 salariés sont concernés, 50 000 à 60 000 sont éligibles (après exclusion des techniciens qui interviennent sur les lignes et des vendeurs en boutique), mais 3 000 seulement ont signé un avenant (3,3 %). À Air Liquide France Industrie, sur 1 800 salariés des fonctions support, 400 sont éligibles et 120 se déclarent intéressés (6,6 %), le nombre exact de futurs télétravailleurs n’étant pas encore connu. Enfin, dans l’unité économique et sociale Transdev, sur 1 200 salariés des fonctions support, 22 ont adopté le télétravail (1,8 %). En fin de compte, seule une petite fraction du personnel est concernée.

Des syndicats d’Orange et de Transdev expliquent cet effet d’entonnoir notamment par l’attitude de l’encadrement qui, à rebours du discours officiel de la DRH en faveur du télétravail, s’emploie à le restreindre. Parce que les temps sont durs et qu’il faut serrer les boulons ou parce qu’il n’est pas possible de contrôler le salarié à distance, relatent ces syndicats. À Transdev, les syndicats et la direction pensent en outre que les salariés répugneront à s’éloigner de leur bureau tant que leur entreprise ne sera pas sortie des turbulences. Cette fois, ce sont eux qui veulent garder le contrôle.

L’ESSENTIEL

1 Les accords de télétravail ouvrent ce mode d’organisation à tous les salariés de l’entreprise, à condition qu’ils soient autonomes.

2 Ce sont les managers qui doivent évaluer l’autonomie effective du salarié.

3 Dans les faits, et malgré une forte pression des pouvoirs publics et des salariés, le télétravail reste réservé à un très petit nombre d’entre eux.

Auteur

  • EMMANUEL FRANCK