logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enjeux

« Les négociations sociales vont porter de plus en plus sur l’immatériel »

Enjeux | publié le : 29.10.2013 | VIOLETTE QUEUNIET

Image

« Les négociations sociales vont porter de plus en plus sur l’immatériel »

Crédit photo VIOLETTE QUEUNIET

Les salariés aspirent à un “mieux-vivre” au travail. De nouveaux indicateurs, inspirés des travaux macroéconomiques sur le développement humain, peuvent aider les entreprises à piloter une politique sociale visant des améliorations non monétaires.

E & C : Vous proposez d’appliquer les indicateurs de développement humain à l’entreprise. Pouvez-vous rappeler ce qu’ils sont et leur intérêt par rapport aux indicateurs macroéconomiques classiques ?

Hubert Landier : La notion de croissance économique comme indicateur unique du progrès humain et social est aujourd’hui fortement contestée. C’est pourquoi des économistes ont imaginé d’autres indicateurs. Les plus célèbres sont ceux mis au point par le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. Ces indicateurs consistent à évaluer le progrès d’une société, non seulement à partir de son enrichissement matériel, mais également à partir de la qualité de ses systèmes de santé et éducatif.

L’idée nous est venue de transposer cette problématique au cas de l’entreprise. Car celle-ci n’est pas là seulement pour générer de l’augmentation de pouvoir d’achat, mais aussi pour générer une meilleure qualité de vie au travail. C’est cette qualité de vie qu’il faut évaluer par des indicateurs adaptés.

E & C : Comment avez-vous construit ces indicateurs ?

H. L. : Nous nous sommes beaucoup inspirés des travaux de l’économiste Richard Layard, qui a établi un modèle des différentes composantes du bonheur humain. Il y en a sept : la situation financière, les relations familiales, le travail, les groupes et les amis, la santé, la liberté individuelle, les valeurs personnelles. Nous les avons transposées dans le monde de l’entreprise en construisant un référentiel comprenant sept domaines – situation financière et employabilité, équilibre vie privée-vie professionnelle, activité professionnelle, lien social, santé, valeurs personnelles, équilibre individuel – et 28 indicateurs permettant de mesurer le mieux-vivre au travail. Par exemple, quatre indicateurs rendent possible de jauger la performance de l’entreprise en ce qui concerne le lien social : contribution de l’entreprise aux liens sociaux de proximité ; contribution au développement de relations amicales ; qualité des relations au sein de l’entreprise ; efficacité de la représentation collective du personnel. Sachant que ces différentes composantes de la qualité de vie au travail n’ont pas la même importance selon les personnes. Les jeunes vont plutôt privilégier les possibilités d’évolution ; les anciens plutôt la sécurité. L’outil permet une pondération des différents items par le système de valeurs de chacun.

E & C : Comment ce référentiel peut-il être utilisé par les DRH ?

H. L. : Il permet d’établir une cartographie des attentes pour ensuite fixer des priorités en matière de politique sociale. Il offre aussi des bases de débat dans l’entreprise, notamment à l’occasion des rencontres avec les organisations syndicales. Ce référentiel a été appliqué à titre expérimental dans quatre entreprises en 2012. Dans l’une d’elles, les résultats ont permis de découvrir une divergence entre les préoccupations de l’entreprise et celles des salariés. La direction accordait énormément d’importance aux négociations sur les rémunérations, alors que les salariés étaient plutôt satisfaits. En revanche, elle ne traitait pas un problème qui semblait prioritaire pour eux : l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. Les salariés craignaient d’avoir à subir une mobilité géographique forcée. Notre préconisation à l’entreprise a donc été de négocier plutôt sur les conditions de mutation, une problématique beaucoup plus importante aux yeux des salariés qu’une négociation sur les rémunérations.

E & C : Quel est l’enjeu pour l’entreprise d’introduire ces indicateurs ?

H. L. : Il y a un double enjeu : la compétitivité des entreprises dépend de plus en plus de leur capacité à valoriser la composante humaine et il sera de moins en moins possible de « motiver » leur personnel par des incitations financières. Il faut donc rechercher des thèmes de négociations portant sur des améliorations non monétaires, ce qui correspond aussi à une évolution des attentes sociales.

Je suis frappé, notamment, par le nombre de jeunes diplômés qui préfèrent quitter la grande entreprise où ils avaient un poste à responsabilités pour aller s’embaucher, par exemple, dans une coopérative de production, parce qu’ils jugent que la qualité des rapports de travail y sera bien meilleure.

Les entreprises et les organisations syndicales devront réorienter progressivement leur politique d’action dans le sens d’une véritable reconnaissance du travail, non seulement en termes financiers, mais également en termes de transformation sociale. Il faudra faire porter de plus en plus le progrès sur la dimension immatérielle, c’est-à-dire sur l’intérêt des tâches, le sens qu’on peut donner à son activité, les possibilités d’évolution, etc.

E & C : La problématique du bien-être au travail est déjà un thème de négociation dans l’entreprise. Vous lui préférez la notion de “mieux-vivre”. Pourquoi ?

H. L. : Il y a deux risques à ne prendre en compte que le bien-être. Le premier est de s’en tenir à une seule dimension matérielle, en termes de confort. Si je donne à boire et à manger à un canari dans sa cage, il sera en situation de bien-être. L’être humain a d’autres dimensions que le canari ! Il a besoin de mettre du sens dans son activité, de s’approprier son travail. Même s’il n’y a pas de frontière absolue entre l’idée de bien-être et l’idée de mieux-vivre, nous avons voulu insister sur le fait qu’il existe d’autres dimensions que l’aspect matériel.

Le second risque, c’est de transférer à l’entreprise le rôle que ne peut plus jouer l’État, une entreprise-providence, en quelque sorte. N’est-ce pas la charger d’une responsabilité qui n’est pas la sienne ? Et, d’autre part, le bien-être renvoie à l’hédonisme et au consumérisme. Or, dans la situation de crise dans laquelle nous sommes, il y aura probablement une réorientation, dans les décennies à venir, vers d’autres dimensions que la production toujours plus importante de biens matériels.

E & C : Les entreprises sont-elles prêtes à utiliser ces indicateurs ?

H. L. : Il est clair que l’application des indicateurs de développement humain ne peut se faire que dans les entreprises engagées dans un certain type de politique sociale. C’est le cas de celles, adeptes de la création de valeur globale, c’est-à-dire non seulement pour les actionnaires, mais pour l’ensemble des parties prenantes : salariés, fournisseurs, collectivités locales. Et il y en a heureusement beaucoup.

PARCOURS

• Hubert Landier, expert indépendant spécialisé dans les audits de climat social et des relations sociales, enseigne notamment à l’université de Paris-Dauphine et à l’Essec. Il est vice-président de l’Institut international de l’audit social.

• Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels Le Guide des relations sociales dans l’entreprise et Le Management du risque social (Eyrolles).

• Il vient de publier, avec Bernard Merck, Travail et développement humain. Les indicateurs de développement humain appliqués à l’entreprise (EMS).

• Blog : <regard–hubertlandier.fr>

SES LECTURES

• L’Idée de justice, Amartya Sen, Flammarion, 2010.

• La Condition ouvrière, Simone Weil, Gallimard (Folio), 2002.

• Arcadie, essai sur le mieux-vivre, Bertrand de Jouvenel, Futuribles, 1969.

Auteur

  • VIOLETTE QUEUNIET