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L’interview

Arnaud Mias : « IL FAUT SE MÉFIER DES NÉGOCIATIONS PUREMENT FORMELLES »

L’interview | publié le : 14.10.2014 | PAULINE RABILLOUX

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Arnaud Mias : « IL FAUT SE MÉFIER DES NÉGOCIATIONS PUREMENT FORMELLES »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

La crise a déplacé les enjeux de la négociation sociale dans les entreprises. Les questions d’emploi tendent à céder le pas devant les problèmes liés à l’intensification du travail. Par ailleurs, la multiplication d’obligations légales de négocier certains sujets sociétaux poussent les parties prenantes à signer des textes a minima, en négligeant parfois les véritables enjeux pour les salariés de l’entreprise.

E & C : Le contexte de crise modifie-t-il la place et les modalités du dialogue social dans notre pays ?

ARNAUD MIAS : Une analyse comparative des deux enquêtes Reponse 2004 et 2011 du ministère du Travail montre à la fois que, globalement, le dialogue social dans notre pays s’est renforcé depuis la crise et, dans le même temps, qu’il n’est pas synonyme d’un regain de conflictualité. Mais, évidemment, cette double observation d’ensemble demande à être nuancée. Le rapport de force salariés-direction est aujourd’hui largement déséquilibré, et la forte incertitude sur l’emploi rend plus difficile la tâche des représentants du personnel concernant les négociations sur ce sujet. Par ailleurs, le contournement des procédures collectives de licenciement au profit de licenciements individuels complique également l’appréhension syndicale des problématiques d’emploi. On est davantage dans le cas par cas que dans le collectif. Le dialogue social s’est donc sensiblement déplacé vers d’autres questions, notamment celle des charges de travail et des risques psychosociaux. Mais tout dépend aussi de ce que l’on appelle dialogue social. Nombre d’entreprises et d’acteurs syndicaux qui l’évoquent ne se réfèrent pas forcément à un cadre précis de négociation, mais à des échanges plutôt informels sur le travail. Par ailleurs, les obligations légales de négocier sur les grands sujets nationaux comme l’emploi des seniors, l’égalité hommes-femmes ou la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences se traduisent effectivement sur le terrain par des accords, mais souvent a minima, sans vrais enjeux dans l’entreprise même ou sans prise de conscience des enjeux internes. On se contente alors de décliner les orientations nationales dont on oublie le contenu sitôt l’accord signé. On est alors là, en quelque sorte, dans des formes appauvries de dialogue social, comme si l’obligation tuait la véritable négociation.

Vous proposez une typologie des entreprises au regard du dialogue social, pouvez-vous la préciser ?

Considérant les différents items de la négociation sociale – emploi, conditions de travail, formation… –, on peut nettement distinguer quatre types d’entreprises. Deux types étaient attendus, les groupes de celles où négociation et conflictualité vont de pair – soit que l’une et l’autre soient élevées ; soit, au contraire, que l’une et l’autre demeurent faibles. Le premier groupe correspond au modèle canonique des relations sociales en France. Il s’agit de grandes entreprises du secteur industriel, des réseaux ou de la finance, où les syndicats sont bien implantés et actifs. Le comité d’entreprise réagit sur toutes les problématiques conjoncturelles, voire les anticipe.

À l’opposé se trouvent souvent des petites entreprises – 80 % comptent moins de 100 salariés – de type paternaliste, notamment du BTP et du commerce, dans lesquelles le dialogue social est à peu près nul, et où, en général, personne ne s’en plaint. Les représentants du personnel dans ce cas servent souvent d’intermédiaires entre les directions et les salariés pour résoudre les problèmes individuels.

Deux autres groupes étaient largement moins prévisibles : l’un où négociation et conflictualité sont à un niveau statistiquement moyen, l’autre où négociation et conflictualité divergent. Paradoxalement, le groupe des entreprises “moyennes”, d’un point de vue statistique au regard de la négociation et de la conflictualité, n’est en rien “moyen” : existe bien dans ces entreprises un conflit latent, mais celui-ci ne trouve simplement pas à s’exprimer et à fournir ainsi des prises à la négociation. Ces entreprises sont celles où l’insatisfaction au travail est la plus manifeste. Les tensions entre les représentants du personnel et les directions sont patentes, tout comme les tensions entre les différentes catégories de salariés. Les accords obtenus sont strictement formels ; ici, on ne croit pas à la négociation. Il s’agit souvent d’entreprises où des modifications organisationnelles récentes ont introduit le sentiment d’une perte des valeurs fondatrices, d’une déstabilisation de son équilibre en même temps qu’elles ouvraient la porte à une forte inquiétude sur l’avenir.

Le dernier groupe comprend nombre d’entreprises relevant du secteur de l’économie de la connaissance, où la main-d’œuvre est majoritairement composée de cadres et de techniciens. On négocie beaucoup dans ces entreprises, notamment sur la formation professionnelle, avec le souci partagé de trouver des solutions concrètes et consensuelles. La performance et l’efficacité sont là des valeurs partagées entre les représentants du personnel et les directions.

Quelles leçons pratiques peut-on tirer de ces résultats ?

De manière globale, je dirais que ce n’est pas parce qu’on parle plus qu’on agit davantage. Se méfier de négociations purement formelles – qui concernent quand même la moitié de l’échantillon – pour satisfaire aux obligations légales est sans doute de saine politique RH, puisque la dynamique humaine des entreprises suppose que soit vraiment abordée la situation des salariés dans l’entreprise considérée. Mais il faut sans doute ne pas trop vite se satisfaire de situations où le climat social semble à peu près apaisé. Quand la logique du consensus prévaut, il est important de rester vigilant à ce que le dialogue demeure en prise sur les problématiques émergentes plutôt que de simplement pallier les dysfonctionnements. Une situation de négociation intense et de conflictualité faible paraît idéale, le risque existe pourtant toujours de laisser les choses déraper vers une situation de réel malaise entre l’entreprise et ses salariés. Dans le cas où existe un vrai malaise social – un quart des entreprises –, se contenter de ce que la conflictualité reste contenue peut se révéler dangereux, car le silence n’est pas alors synonyme de paix mais de malaise social. Dans ce dernier cas, mettre les problèmes sur la table peut devenir indispensable pour préparer l’avenir. Une conflictualité qui s’exprime n’est pas toujours ce qu’il faut redouter au premier chef.

Arnaud Mias PROFESSEUR EN SOCIOLOGIE À PARIS-DAUPHINE

Parcours

→ Arnaud Mias est professeur en sociologie à Paris-Dauphine et chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso-CNRS).

→ Il a été coresponsable scientifique, avec Élodie Béthoux, du rapport Idhes (Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société, CNRS) sur l’enquête “Les régulations de la relation d’emploi à l’épreuve de la crise” Reponse 2010-2011 (Dares, juillet 2014).

Lectures

→ Sociologie du conflit en entreprise, Christian Thuderoz, Presses universitaires de Rennes, 2014.

→ Le travail peut-il devenir supportable ?, Michel Gollac et Yves Clot, Armand Colin, 2014.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX