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L’interview

Nicolas Charles : « EN FRANCE, LES ÉTUDIANTS SONT PRÉPARÉS POUR UN MÉTIER, PAS POUR UNE CARRIÈRE »

L’interview | publié le : 04.11.2014 | Violette Queuniet

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Nicolas Charles : « EN FRANCE, LES ÉTUDIANTS SONT PRÉPARÉS POUR UN MÉTIER, PAS POUR UNE CARRIÈRE »

Crédit photo Violette Queuniet

L’insertion professionnelle des étudiants en France est pensée très en amont, avec un rôle prédominant des compétences professionnelles dans la formation. L’Angleterre et la Suède, quant à elles, favorisent au contraire l’acquisition de compétences transversales. La logique française, court-termiste, paraît peu propice à la mobilité et à la formation tout au long de la vie.

E & C : Vous étudiez la façon dont l’Angleterre, la Suède et la France préparent les étudiants à l’emploi. Qu’est-ce qui caractérise chaque pays ?

Nicolas Charles : La France se caractérise par l’importance donnée aux compétences professionnelles pendant la période de formation. Cela se traduit par des formations qui sont très tôt professionnalisantes et des stages organisés dans ce cadre. Il existe d’ailleurs de plus en plus de diplômes qui, pour être validés, doivent comporter un stage. Les stages longs, qu’on appelle “en responsabilité”, où il ne s’agit pas de découvrir le monde de l’entreprise mais bien de travailler, sont une particularité française. Depuis dix ans, le nombre de stages obligatoires a explosé et ceux-ci sont de plus en plus longs.

Avec la diminution de l’emploi public, les diplômés du supérieur se dirigent de plus en plus vers le secteur privé. Le stage prend peu à peu la place de l’autre forme d’insertion, via les concours de la fonction publique. Mais, finalement, l’essentiel perdure, c’est-à-dire cette idée qu’il faut, dès la formation initiale, fixer des compétences professionnelles pour se préparer à un métier spécifique : c’est l’idée d’une correspondance idéalisée entre les formations et les emplois.

On est en France dans un modèle “adéquationniste”.

Quelles sont les particularités en Angleterre et en Suède ?

L’Angleterre a un modèle d’études très académique. Peu importe la discipline étudiée – philosophie, histoire, maths… –, il faut acquérir des compétences transversales : savoir écrire, réfléchir, présenter ses idées, etc. C’est ensuite à l’employeur de transformer ces acquis en compétences professionnelles spécifiques. À bac + 3, on considère que les étudiants ont l’assise suffisante pour réussir dans un emploi de cadre (graduate jobs), même sans rapport avec leur discipline d’origine. Ainsi, le stage ne revêt pas l’importance qu’il a en France. Les étudiants britanniques sont parmi les moins nombreux à en avoir effectué : 31,7 % contre près de 83,9 % pour les étudiants français.

En Suède également, l’accent est mis sur les compétences transversales. Mais elles s’acquièrent en alternant savoirs académiques et pratique professionnelle. Un étudiant suédois peut faire sa licence en cinq, six ou sept ans. Mais, contrairement à la France, ce n’est pas considéré comme un échec car, pendant ces années, il aura enchaîné périodes d’études, séjour à l’étranger, petit boulot, travail à temps partiel qualifié. Il se retrouve donc, à la fin de ce cursus, déjà inséré socialement et professionnellement. L’accès à l’emploi s’inscrit dans un parcours beaucoup plus progressif qu’en France.

Quel est l’impact des différents modèles sur l’insertion professionnelle des étudiants ?

En Suède, lorsqu’on est arrivé au bout de ses études, on est déjà inséré. En Angleterre, l’insertion se fait de façon beaucoup plus directe qu’en France. Certes, le premier emploi n’est pas vraiment qualifié, le jeune diplômé n’a pas beaucoup de responsabilités et n’est pas très bien payé. Mais il a la perspective, dans six mois, un ou deux ans, d’obtenir davantage de responsabilités et une augmentation. En France, quand on a fini ses études, il faut penser premier stage, puis deuxième stage, éventuellement troisième stage… moyennant une fausse inscription à l’université. Le premier “vrai” emploi ne se trouve qu’à l’issue de cette période de précarité à rallonge. Paradoxalement, les jeunes diplômés français connaissent peu de déclassement pour leur premier emploi. Il est de bien meilleure qualité que celui des jeunes diplômés anglais. Mais, pour ces derniers, c’est normal et temporaire. Alors qu’en France, être en situation de déclassement dans le premier emploi est souvent plus mal vécu, car il interviendra après une longue période de stage, et il sera ensuite très difficile d’en sortir.

D’où vient ce modèle “adéquationniste” français ?

Un des épisodes historiques qui illustre la persistance de ce modèle réside dans la planification, dans les années 1960-1970, organisée par le Commissariat général du Plan. À cette époque de reconstruction, il s’agissait d’édifier un système d’enseignement répondant aux besoins de qualifications de l’économie. Aujourd’hui, la pensée adéquationniste est toujours dominante. À droite, les milieux patronaux, mais aussi les pouvoirs publics, recherchent une adéquation des formations aux besoins d’emplois. À gauche, cette pensée se retrouve aussi chez ceux qui réclament une adéquation des postes avec les diplômes, c’est-à-dire un emploi dès lors qu’on a obtenu le titre scolaire adéquat.

La relation formation-emploi est toujours pensée en ces termes en France : il faut qu’une formation donnée mène à un emploi spécifique. Cette pensée est totalement à l’opposé des modèles anglais et suédois. Dans ces pays, ce lien est plus distendu, ce qui implique une plus grande facilité à se former tout au long de la vie et à exercer un métier puis à en changer.

Quelles sont les limites du modèle adéquationniste ?

Il présente un risque de penser à court terme lors des recrutements. Les DRH sont pris dans un système où ils sont tenus de choisir, parmi 50 CV de jeunes diplômés, celui qui aura fait les études et les stages correspondant le plus parfaitement possible à un besoin immédiat. Sera-t-il apte ensuite à changer de métier, à faire carrière dans l’entreprise ? Ce calcul à court terme, peut être problématique pour l’organisation à long terme.

Cela dit, le modèle adéquationniste n’a pas vocation à rester de court terme. Sachant qu’il faudra travailler jusqu’à 65-70 ans, les entreprises et les pouvoirs publics pourraient renouveler ce modèle en pensant l’adéquation sur le long terme afin que les individus puissent s’adapter aux changements économiques.

Penser la formation sur le long terme – une formation générale au départ, la possibilité de reprendre des études vers 40 ans… – serait profitable aux entreprises comme aux salariés. On donnerait enfin une réalité à la formation tout au long de la vie.

Nicolas Charles SOCIOLOGUE

Parcours

→ Nicolas Charles est maître de conférences en sociologie à l’université de Bordeaux.

→ Il est l’auteur d’une thèse, soutenue en 2013, intitulée “Justice sociale et enseignement supérieur : une étude comparée en Angleterre, en France et en Suède”, dont il a tiré un article paru dans le n° 56 (juil.-sept. 2014) de la revue Sociologie du travail. L’article a reçu le 3e Prix du jeune auteur 2013. Il est consultable en ligne sur <www.sciencedirect.com>

Lectures

→ La Préférence pour l’inégalité, François Dubet, Seuil, 2014.

→ Mobilisations syndicales et violences au Sud.

Protester dans les usines de la sous-traitance internationale au Guatemala, Quentin Delpech, Karthala, 2013.

→ Au bonheur des ogres, Daniel Pennac, Gallimard, coll. Folio, 1997.

Auteur

  • Violette Queuniet