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L’interview

Olivier Favereau : « L’entreprise n’est pas la propriété de l’actionnaire »

L’interview | publié le : 10.05.2016 | Pauline Rabilloux

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Olivier Favereau : « L’entreprise n’est pas la propriété de l’actionnaire »

Crédit photo Pauline Rabilloux

L’entreprise avait, jusque dans les années 1970-1990, une relative autonomie par rapport au secteur financier, bailleur de fonds de ses projets. Le rapport s’est aujourd’hui inversé, pénalisant dans le même temps les relations de travail et l’emploi.

E & C : Les relations de la finance et de l’entreprise se sont inversées, avec une incidence sur les relations de travail. Pouvez-vous nous expliquer ce basculement ?

Olivier Favereau : À partir du début des années 1970 s’est peu à peu imposée l’idée que l’entreprise était la propriété de l’actionnaire, et qu’elle devait donc « produire de la valeur » avant tout pour celui-ci. L’économiste américain Milton Friedman a même argumenté que la seule responsabilité sociale des entreprises était d’accroître leurs profits. Or cette idée, devenue un lieu commun, n’a aucun fondement en droit. L’entreprise, réalité économique avec ses multiples parties prenantes, n’a pas d’existence juridique. La loi ne connaît que la société, dotée de la personnalité morale. Les actionnaires sont propriétaires de leurs actions – ce qui leur confère certains pouvoirs – mais pas de la société : s’approprier une personne, fût-elle morale, est impensable dans une démocratie. Cette prétention est d’ailleurs absurde quand on sait que le délai moyen de détention des actions est aujourd’hui de l’ordre de six mois sans le trading haute fréquence et tombe à 22 secondes avec celui-ci. À qui appartient alors la “société par actions”, support juridique usuel des entreprises, celle qui signe tous les contrats avec les salariés, fournisseurs, etc. ? À personne ou, plus exactement, le langage de la propriété est inadéquat pour penser l’entreprise. C’est par une dérive idéologique qu’on en est venu à l’assimiler à un bien détenu par l’actionnaire. Et celle-ci est lourde de conséquences pour le travail. Si, pendant les Trente Glorieuses, la finance était tenue dans une relative sujétion par les patrons, désormais, le rapport s’est inversé. L’entreprise est perçue comme relevant de la logique du profit maximal dans son acception la plus financière. La notion d’intérêt social s’est réduite à celui d’une seule partie prenante – les actionnaires – ; l’entreprise, communauté humaine, s’est trouvée “déformée” en quasi actif financier, évaluable à tout instant sur le marché.

Comment cela impacte-t-il les relations de travail ?

D’un côté, les managers qui dirigent l’entreprise sont devenus les mandataires – les agents, dans la terminologie anglo-américaine – des actionnaires. D’où l’alignement de leurs intérêts sur celui des actionnaires via les stock-options. Les dirigeants ingénieurs des Trente Glorieuses ont cédé la place aux dirigeants formés et déformés par la finance, des mercenaires polyvalents, proposant leurs talents au plus offrant. De l’autre côté, les salariés tendent eux-mêmes à devenir les “agents” des managers, dont ils doivent alors servir les intérêts. À cette différence près qu’ils sont en bout de chaîne et qu’aujourd’hui, le risque d’entreprise finit par les atteindre, contrairement aux principes du contrat de travail. Le partage de la valeur ajoutée entre le capital et le travail a tourné au désavantage des salariés. Les techniques de gestion sont aussi passées par là pour restreindre le rôle des collectifs, fixer des objectifs quantitatifs individuels et individualiser les rétributions. On a ainsi systématisé la logique financière sous couvert de régulation objective – par des nombres –, et avec un discours exaltant la performance, le mérite et l’autonomie d’individus supposés indépendants les uns des autres. L’entreprise, ce collectif, est repensée comme une agrégation de centres de profits. Dans ce cadre, le critère du profit limite l’efficacité collective à une somme de contributions individuelles, que l’on croit optimiser en relevant sans cesse les objectifs personnels. Cette financiarisation est grosse d’effets pervers : au niveau de la créativité, individuelle et collective, sans parler de la perte de sens du travail. En particulier, elle raccourcit l’horizon de tous les acteurs de la vie économique. La financiarisation est fondamentalement court-termiste, là où la croissance requiert des visions à longue portée.

Cette logique financière a aussi, selon vous, de lourdes conséquences sur l’emploi ?

Pour la plupart des pays, on peut mettre en évidence un lien étroit entre le degré de financiarisation et le taux de chômage. C’est ce qu’ont fait Tristan Auvray, Thomas Dallery et Sandra Rigot dans l’Entreprise liquidée*. L’explication est simple : une part croissante de l’excédent brut d’exploitation des entreprises est détournée de l’investissement productif pour alimenter le système financier – opérations financières, dividendes et, surtout, rachats d’actions. Cette logique de sanctuarisation des intérêts à très court terme des actionnaires conduit aussi à reporter sur l’emploi les aléas conjoncturels : d’où la recherche obsessionnelle – et dangereuse à long terme – de flexibilité. Du côté des emplois standards, on cherche à faciliter les licenciements – à l’inverse de ce qu’ont mis en place les PME allemandes lors de la crise des subprimes –, pour en faire un acte simplement marchand. Par ailleurs, la plupart des pays de l’OCDE ont multiplié, sur une échelle sans précédent, les emplois non standards – mini-jobs, contrats zéro heure, CDD –, bien au-delà des nécessités saisonnières ou ponctuelles. La flexibilité devient alors l’alibi de la précarité.

Le projet de loi travail actuellement en débat en France est-il de nature à rééquilibrer la situation ?

Aujourd’hui, selon l’Insee, 90 % des recrutements se font en CDD, mais 87 % du stock d’emplois sont en CDI, et ce dernier chiffre est stable. Ce paradoxe s’explique d’abord parce que les CDD sont de plus en plus nombreux et de plus en plus courts, et également parce que ce sont de plus en plus les mêmes salariés qui sont abonnés aux CDD et ne parviennent plus à s’insérer, à terme, sur le marché du travail stable. Ce dualisme justifiait que le gouvernement s’attaquât au problème. Cependant, au lieu de réduire le risque de précarité en encadrant davantage l’usage des contrats courts, le projet de loi a pris la voie inverse : accroître la flexibilité de l’emploi standard. L’effet d’image est désastreux : on confirme que le travail n’est qu’une variable d’ajustement pour l’entreprise, alors qu’il est la source de sa créativité. On cède sans combattre devant la financiarisation et son postulat erroné : l’entreprise, propriété des actionnaires. La vision de l’entreprise véhiculée par le projet eût été totalement différente si l’on en avait profité pour augmenter le pourcentage d’administrateurs salariés.

* Éditions Michalon, 2016.

Olivier Favereau économiste

Parcours

> Olivier Favereau est directeur de l’école doctorale Économie, organisations, société (Paris 10 et Mines de Paris). Il est également codirecteur du département Économie, Homme, Société au Collège des Bernardins.

> Il a publié successivement : Entreprises, la grande déformation (2014), et (avec B. Roger) Penser l’entreprise. Nouvel horizon du politique (2015), tous deux aux éditions Parole et Silence du Collège des Bernardins.

> Il vient de remettre à l’OIT un rapport sur l’impact de la financiarisation de l’économie sur les entreprises et plus particulièrement sur les relations de travail (mars 2016).

Lectures

L’Entreprise liquidée. La finance contre l’investissement, T. Auvray, T. Dallery et S. Rigot, Michalon, 2016.

Le Temps du monde de l’entreprise. Globalisation et mutation du système juridique, Jean-Philippe Robé, Dalloz, 2015.

Auteur

  • Pauline Rabilloux