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L’interview

Yannick Fondeur : « Le numérique a renforce la “profondeur du marche du Travail” »

L’interview | publié le : 13.12.2016 | Pauline Rabilloux

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Yannick Fondeur : « Le numérique a renforce la “profondeur du marche du Travail” »

Crédit photo Pauline Rabilloux

Les offres d’emploi autrefois diffusées par voie de presse passent maintenant par internet. Au-delà du mythe de l’instantanéité de la mise en rapport du candidat et de l’entreprise, de nombreuses questions se posent sur la pertinence du recrutement par internet et surtout sur l’efficacité dans la durée de l’appariement offre-demande via le numérique.

E & C : Quels changements le numérique a-t-il apporté au recrutement ?

YANNICK FONDEUR : Le numérique a changé le recrutement sur au moins trois aspects. D’abord, il élargit les possibilités d’accès aux candidats potentiels (sourcing). Internet a divisé par dix le coût de publication d’une offre d’emploi sur un support payant, et il existe maintenant également de nombreuses possibilités de diffusion gratuite. Parallèlement, de nombreux dispositifs ont été développés pour atteindre les candidats qui ne consultent pas les offres d’emploi (ceux que l’on appelle, un peu rapidement, les « candidats passifs ») ou qui n’auraient pas l’idée de postuler sur certains emplois. Cet élargissement des possibilités de sourcing va ainsi de pair avec un accroissement de ce que j’appelle la « profondeur du marché du travail » : les personnes recherchant activement un emploi sont de plus en plus en concurrence avec différentes « strates » de candidats potentiels qui peuvent accéder à moindre effort au marché, voire être identifiés et sollicités sans avoir effectué de démarches particulières.

Second point, outre le fait qu’il a pratiquement fait disparaître la spécificité française que constituait la graphologie, le numérique a à la fois imposé et permis de nouvelles modalités de traitement et d’évaluation des candidatures. Du fait des possibilités de sourcing élargies évoquées plus haut, les flux de candidatures à traiter sont beaucoup plus importants, imposant un renforcement de la sélection à distance, et donc des critères formels de sélection, au premier rang desquels figure le diplôme. Et les progiciels de gestion de recrutement (ou ATS, Applicant Tracking Systems) permettent d’automatiser l’application de ces critères formels. Ceci tend à renforcer la sélectivité du marché du travail et à accroître les risques d’exclusion de certains profils « atypiques ».

Dernier point, le numérique permet un contrôle accru des RH sur le processus de recrutement, par le biais justement de ces progiciels qui permettent de formaliser et de cadrer à la fois les procédures et les critères de recrutement. Ces outils contribuent par ailleurs à diffuser des normes, qui empruntent la rhétorique des best practices (meilleures pratiques), et contribuent ainsi à standardiser les façons de recruter dans les entreprises qui en sont équipées. Ceci permet de « piloter » et de sécuriser juridiquement le recrutement, mais en contrepartie les critères formels de sélection s’en trouvent confortés, avec les risques d’exclusion évoqués plus haut.

Comment les recruteurs et les demandeurs d’emploi utilisent-ils les nouveaux outils ?

C’est un sujet sur lequel les recherches sont encore trop rares. Ce que l’on peut dire, c’est que les recruteurs français n’ont souvent recours à la publication d’une offre qu’en dernier recours, quand ils n’ont rien trouvé via leur réseau ni dans les candidatures spontanées qu’ils reçoivent. La mobilisation des canaux de recrutement est ainsi généralement séquentielle : en amont sont utilisés ceux qui sont les moins coûteux et demandent le moins de temps de traitement des candidatures. Mais, dans les grandes entreprises, des procédures RH peuvent imposer la publication systématique d’une offre. Les grands sites emploi payants sont plutôt utilisés par des entreprises qui ont de forts volumes de recrutement et par des intermédiaires (cabinets de recrutement, agences de travail temporaire, etc.), qui peuvent bénéficier de tarifs unitaires intéressants. On note aussi pour ces acteurs une tendance à la multidiffusion des offres, sur plusieurs sites. Pour les structures ne recrutant qu’occasionnellement, les services gratuits proposés par Pôle emploi et l’Apec sont davantage mobilisés ainsi que certains supports privés dont les services de base sont également gratuits (Indeed, Leboncoin).

En ce qui concerne les candidats, les éléments dont on dispose montrent que, derrière l’apparente facilité d’accès au marché du travail que procure Internet, ils ont le sentiment que le recrutement en ligne a tout d’une jungle où il est très difficile de se repérer. On y trouve des annonces dupliquées, des annonces obsolètes, de fausses annonces destinées à simplement récupérer des CV, des annonces aux libellés partiels ou imprécis, etc. Il est malaisé d’identifier les « bonnes » annonces, d’autant qu’il existe une multitude de supports de diffusion. Les agrégateurs d’offres d’emploi, qui sont de plus en plus utilisés, permettent certes d’effectuer des recherches centralisées, mais aucun n’offre un panorama exhaustif du marché et il est difficile d’y discriminer efficacement les annonces. Les candidats se plaignent également du peu de réponses qu’ils obtiennent de la part des recruteurs. Ceci semble souvent les conduire, après une phase d’apprentissage, à se concentrer sur quelques sites qu’ils identifient comme des supports « de confiance », et à explorer en parallèle d’autres canaux, notamment leurs réseaux de relations personnelles et professionnelles dont ils jugent les rendements meilleurs que ceux obtenus via Internet.

L’appariement de l’offre et de la demande d’emploi en est-il cependant en quelque manière optimisé ?

Rien ne permet d’affirmer que le recours au numérique améliore la qualité de l’appariement. Au niveau microéconomique, les études dont on dispose montrent au contraire que le canal des offres d’emploi en ligne a tendance, par rapport à d’autres canaux (notamment les relations), à diminuer la qualité perçue des appariements et à accroître la probabilité que la personne recrutée quitte son emploi.

Ceci peut s’expliquer par deux facteurs. Le premier est que les informations qui circulent par ce canal sont formelles et manquent de richesse. Outre le côté « jungle » déjà évoqué, candidats et recruteurs ne disposent, au travers des informations formatées pour Internet, que d’éléments très superficiels pour s’orienter les uns vers les autres. Le second facteur est que les candidats recrutés par Internet demeurent connectés au marché du travail en ligne après leur embauche : ils ne désactivent pas leurs alertes et laissent leurs CV et profils dans les CVthèques et sur les réseaux sociaux professionnels. Ils restent en fait à l’affût de meilleures opportunités.

Ceci renvoie au constat d’une plus grande « profondeur » du marché du travail. Combinée à la tendance de beaucoup de recruteurs à préférer les candidats en poste, cette situation conduit à accroître la concurrence à laquelle les demandeurs d’emploi sont confrontés et peut mener, au niveau du marché du travail dans son ensemble, à une forme de dysfonctionnement associant un taux élevé de transitions au sein de l’emploi et une augmentation du chômage de longue durée, soit une forme de dualisation du marché du travail. Le risque est d’autant plus grand que, répétons-le, les outils numériques renforcent la sélection sur critères formels, ce qui joue contre les moins diplômés et les profils atypiques.

Yannick Fondeur chercheur au CEET

Parcours

> Diplômé de l’IEP de Paris et docteur en sciences économiques, Yannick Fondeur est chercheur au Lise (Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique, unité mixte de recherche 3320 CNRS-Cnam) et membre du CEET (Centre d’études de l’emploi et du travail). Ses travaux actuels portent sur la transformation numérique du marché du travail. Il a notamment publié « Les dynamiques écologiques du marché du travail en ligne autour de la circulation des offres d’emploi » (in Diversité et dynamiques des intermédiaires du marché du travail, collection Études et Recherches de Pôle emploi, n° 7, juin 2016) et « Les offres d’emploi en ligne : vers la “transparence” du marché du travail ? » (paru dans la collection Connaissance de l’emploi du CEET).

Lectures

L’impact d’internet sur le fonctionnement du marché du travail, Rapport du Conseil d’Orientation pour l’Emploi, adopté le 3 mars 2015.

Sourcing cadres – édition 2016, comment les entreprises recrutent leur cadres ? Apec, mai 2016

Auteur

  • Pauline Rabilloux