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Le grand entretien

« À l’interrogation sur le sens du travail doit s’en substituer une autre, sur le sens du loisir »

Le grand entretien | publié le : 29.05.2023 | Frédéric Brillet

Olivier Babeau, président de l’Institut Sapiens.

Olivier Babeau, président de l’Institut Sapiens.

Crédit photo DR

Dans son essai intitulé "La tyrannie du divertissement", publié chez Buchet-Chastel, Olivier Babeau analyse l’impact de la baisse du temps de travail, qui coïncide avec l’essor du numérique. Les loisirs qui appauvrissent et isolent ont pris le pas sur ceux qui enrichissent par la culture et la socialisation. De quoi, selon lui, nuire à la mobilité sociale et accentuer les inégalités. À moins qu’une politique éducative et culturelle ambitieuse se mette en place…

Qu’est-ce qui fonde votre critique du temps libre en plein essor dans nos sociétés ?

Olivier Babeau : Après tant de siècles d’efforts, nous avons enfin conquis la terre promise du loisir. Celle du bonheur de vivre. Mais pour beaucoup d’entre nous, le temps libre se révèle un piège redoutable. Ce livre est l’histoire de cette conquête, de cette déception et des chemins trop peu explorés qui permettraient de réaliser enfin toutes ces promesses. Car ce temps arbitrable, débarrassé des impératifs sociaux ou économiques, bouleverse notre équilibre en ce début de XXIe siècle. Nous n’étions pas préparés à cette abondance et ne savons pas en jouir sans excès. Le travail concentre d’ordinaire toutes les attentions. Son rôle économique est évidemment fondamental. Mais trop souvent, il monopolise les réflexions sur l’activité humaine, comme si ce qui lui échappait n’avait pas d’importance ou plutôt n’avait de sens que par rapport à lui.

La place donnée au temps libre est-elle inédite dans l’histoire humaine ?

O. B. : Cette place a beaucoup varié à travers les âges. Au début était le temps indéterminé du chasseur-cueilleur, intégré dans une vie où l’individu n’avait de sens qu’en tant que partie du groupe social. Le temps passé à la recherche de nourriture était limité et le temps libre abondant. Mais ce dernier s’inscrivait toujours dans le cadre extrêmement contraint des rythmes et des usages de la tribu. La révolution néolithique, caractérisée par l’essor de la sédentarisation, de l’agriculture et de l’élevage, a entièrement changé la donne. Comme le montre l’historien Yuval Noah Harari dans Sapiens : une brève histoire de l’humanité, cette révolution rend les moments de repos plus rares, car l’augmentation de la démographie grignote sans cesse l’avantage productif créé, ce qui rend nécessaire davantage de production et donc davantage de travail. L’invention du loisir coïncide ainsi avec son rationnement. D’entrée de jeu, il n’est pas donné à tous, mais distribué en fonction de distinctions sociales qu’il traduit en même temps qu’il les renforce. À partir de cette époque et jusqu’au XXe siècle, les élites vont disposer de plus de temps à consacrer aux loisirs que les classes populaires, contraintes de travailler durement pour survivre.

Aujourd’hui encore, le temps libre se distribue inégalement dans nos sociétés…

O. B. : Oui, mais la courbe s’est inversée. Sous l’effet de la réglementation du travail, pour la première fois sans doute dans l’histoire de l’humanité depuis le néolithique, les élites travaillent aujourd’hui plus que les classes populaires. En 1940 aux États-Unis, le temps de travail hebdomadaire moyen des 60 % les plus pauvres était de 50 heures, mais seulement de 46 heures pour les 1 % les plus riches. Les deux courbes se sont croisées en 1960. À partir de ce moment, ce sont les plus hauts revenus qui travaillent le plus. Avec 53 heures hebdomadaires en moyenne, les 1 % les plus riches travaillent 12 heures de plus par semaine que ceux dont les revenus sont compris dans les 60 % inférieurs (41 heures par semaine). En règle générale, plus on gagne de l’argent, plus on travaille.

Comment s’utilise ce temps libre ?

O. B. : On peut distinguer trois types d’usage de son temps arbitrable. Il peut se tourner vers les autres, vers soi-même ou vers l’oubli de soi. Ainsi, obsédé par l’appartenance au groupe, le loisir aristocratique était concentré sur le rapport aux autres. Le loisir studieux qui a émergé dans l’Antiquité, notamment à Athènes, était en revanche une discipline de soi visant la progression personnelle. Il reposait sur la mise à distance du plaisir et exerçait le corps ou l’esprit pour en améliorer les capacités. Enfin, le loisir populaire se cantonne au divertissement : il s’épuise dans l’instant et n’a pas ou très peu d’effet au-delà du plaisir immédiat. Ces trois formes de loisirs – se délasser, être avec autrui, travailler sur soi – sont autant d’activités indispensables. L’esprit a besoin tour à tour de moments d’apaisement, de récréation, d’errements sans but, de concentration, d’excitation. Il n’est pas absurde de penser qu’une répartition idéale serait par tiers. Est-ce aujourd’hui cet équilibre qui domine ? Non. Et c’est tout le problème : le divertissement a établi une domination hégémonique sur notre temps libre.

Y aurait-il donc un bon et un mauvais usage du temps libre ?

O. B. : La crise du progrès que nous traversons trouve son origine profonde dans le drame du loisir mal utilisé, vidé de son sens. L’art d’occuper son temps libre est le défi principal que les individus vivant dans les pays développés doivent affronter. Il y va de notre équilibre mental, mais aussi de notre capacité à progresser socialement. Le loisir est tout sauf un élément anecdotique de nos sociétés : il est à la fois leur plus grande faiblesse et la clé de leur évolution. Les formes traditionnelles de loisir, celles du travail sur soi et de la relation aux autres, ont vu leur développement limité au bénéfice de la domination quasi exclusive du divertissement. La précautionneuse mise à distance du plaisir immédiat, cette antique discipline de soi, s’est dissoute dans le tourbillon de l’immédiateté.

Quelle en est la conséquence ?

O. B. : Il faut savoir que l’usage de son temps libre demeure plus que jamais le principal – et pourtant, le moins bien identifié – vecteur de distinction sociale. C’est lui qui détermine les trajectoires, décide des destins, enferme ou libère. Bien sûr, les inégalités sont la conséquence de mécanismes complexes et sont liées à de nombreux autres éléments. Mais le temps libre est le nœud de beaucoup d’entre eux et son usage accentue les inégalités sociales et professionnelles.

Quel rôle jouent les nouvelles technologies dans ce que vous nommez la « tyrannie du divertissement » ?

O. B. : Les nouvelles technologies fonctionnent comme d’impitoyables pompes aspirantes, placent notre esprit sur des rails qu’il est prodigieusement difficile de quitter. Les techniques de captation de notre attention, l’infinie variété des contenus et leur accessibilité permanente se conjuguent pour tyranniser nos loisirs. Le temps libre est un cadeau redoutable. Il est heureux, bien sûr, qu’il ait peu à peu reconquis la place autrefois occupée presque tout entière par un travail harassant et sans intérêt. Mais son abondance pose aussi beaucoup de questions auxquelles il est essentiel d’apporter des réponses. Pour le dire vite, à la vieille interrogation sur le sens du travail doit s’en substituer une autre, non moins redoutable, sur le sens du loisir, car nous n’avons pas été habitués à l’oisiveté. Pour l’individu moyen, dépourvu de talents particuliers, l’économiste John Maynard Keynes pressentait déjà que c’était un redoutable problème que d’arriver à s’occuper, plus redoutable encore lorsque n’existent plus de racines plongeant dans le sol ou les coutumes ou les conventions d’une société traditionnelle. Le triomphe du temps libre va de pair avec une forme de désespérance existentielle qui se manifeste par la montée des dépressions et la consommation de psychotropes. Son lien avec le bonheur est moins évident que l’on aurait pu le penser. Les classes populaires qui passent l’essentiel de leurs loisirs au divertissement en sont les premières victimes.

Pourquoi ?

O. B. : Parce que les trajectoires sociales se bâtissent en optant pour les loisirs studieux. Au moment même où les classes populaires parvenaient à se libérer du joug d’un travail aliénant pour conquérir la terre promise du loisir, les classes supérieures faisaient, plus que jamais, du loisir un travail pour assurer la reproduction sociale. C’est le secret le mieux gardé et la vérité la plus contre-intuitive : le succès dépend plus de la façon dont on occupe son temps libre que de celle dont on occupe sa vie professionnelle. Le travail scolaire ou professionnel ne suffit plus, le loisir doit être un temps utile. L’ethos bourgeois dicte une forme de discipline de soi où la valeur cardinale est la procrastination du plaisir. Il s’agit d’épargner pour mieux jouir demain. D’acheter du bien-être futur au prix d’une somme minutieusement accumulée de petits renoncements quotidiens. Le loisir bourgeois est l’application à la gestion de son temps libre des principes de l’épargne. Il convertit du temps disponible en un actif valorisé.

Comment améliorer l’accès de tous aux loisirs studieux ?

O. B. : Les politiques scolaires ne suffiront pas à faire contrepoids… Ce dont notre époque a le plus besoin, c’est d’une politique des loisirs, en particulier pour les classes les plus modestes. Si l’intervention publique peut avoir une quelconque utilité, c’est dans la réaffirmation d’une politique éducative et culturelle ambitieuse. Et cette dernière doit profondément changer de forme à l’ère des écrans omniprésents. Sans cela, tous les discours sur la lutte contre les inégalités demeureront de vaines exhortations.


Diplômé de l’ESCP et de l’ENS Paris-Saclay, Olivier Babeau a commencé sa carrière dans l’enseignement supérieur avant de devenir directeur des études et porte-parole de la Fondation Concorde, qui fait travailler ensemble universitaires, experts, hommes et femmes d’entreprise. Depuis 2017, il préside l’Institut Sapiens, un think tank d’obédience libérale qu’il a cofondé avec Laurent Alexandre et Dominique Calmels.

Auteur

  • Frédéric Brillet