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France Travail : vers le plein-emploi… à marche forcée ?

Décodages | Emploi | publié le : 01.07.2023 | Benjamin d’Alguerre

Olivier Dussopt, après la présentation du projet de loi « plein-emploi » en conseil des ministres, le 7 juin 2023.

Olivier Dussopt, ministre du Travail, après la présentation du projet de loi « plein-emploi » en conseil des ministres, le 7 juin 2023.

Crédit photo Capture vidéo @Elysee/ Olivier Dussopt

Le débat parlementaire sur la création de France Travail vient de s'ouvrir au Sénat le 10 juin. Le nouvel opérateur public de l’emploi sera chargé , selon les désidératas de l'exécutif, de parachever la transition du monde du travail vers une société du plein-emploi. Mais derrière les intentions affichées, les syndicats redoutent un potentiel outil de flicage des chômeurs et des allocataires du RSA.

Ne l’appelez plus jamais Pôle emploi. Quinze ans après la fusion de l’ANPE et des Assédic, l’opérateur national de l’emploi s’apprête à changer une fois de plus de peau pour donner naissance, d’ici au 1er janvier 2025 au plus tard, à la nouvelle entité France Travail. Une structure qui couvrira non seulement le périmètre actuellement dévolu à Pôle emploi – l’accueil, l’accompagnement et l’indemnisation des chômeurs – mais qui chapeautera désormais d’autres acteurs de l’emploi et de l’insertion comme les missions locales (dédiées à l’accompagnement des jeunes de moins de 25 ans) et le réseau des agences Cap emploi, spécialisées dans l’insertion des travailleurs handicapés. Pas forcément un « guichet unique » au sein duquel fusionneraient des services déjà existants, mais plutôt, selon les termes de l’économiste Christine Erhel, une « porte d’entrée commune vers le retour à l’emploi ». Que seront invitées à franchir toutes les personnes exclues du marché du travail, aujourd’hui réparties entre plusieurs structures en fonction de leurs spécificités (chômeurs, jeunes, handicapés, allocataires du RSA, etc.).

« Il ne s’agit pas de faire un big bang institutionnel, mais de jouer collectif », expliquait Élisabeth Borne quelques jours avant la présentation du projet de loi « plein-emploi » en conseil des ministres, le 7 juin dernier. Avec le dessein avoué de faire de cette nouvelle organisation du service public de l’emploi un outil permettant enfin de tutoyer les 5 % de chômage en fin de quinquennat. Et avec un niveau de chômage de 7,1 % aujourd’hui associé à un taux d’emploi des 15-64 ans de 68,6 % – du jamais-vu depuis 1975 selon les statistiques de l’Insee –, tous les clignotants semblent au vert pour atteindre l’objectif fixé. Au ministère du Travail, on voit dans cette refonte de l’opérateur public de l’emploi la dernière étape d’un long processus de fluidification du marché de l’emploi commencé dès 2017 avec les ordonnances travail et poursuivi avec les réformes successives de la formation (2018), de l’assurance chômage (2019 et 2021), des retraites (2023, après un premier essai avorté en 2019), de la validation des acquis de l’expérience et des lycées professionnels (2022). « C’est l’achèvement d’un projet de société global », explique-t-on dans l’entourage de Thibaut Guilluy, haut-commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises, auteur du rapport de préfiguration de France Travail remis à Olivier Dussopt en avril dernier et probable futur patron de l’opérateur lorsque Jean Bassères, directeur général de Pôle emploi, rendra son tablier en fin d’année.

Pré carré

Bien sûr, la transformation de l’opérateur va s’accompagner d’un changement de périmètre. Sa gouvernance (sur le plan national ou territorial), jusqu’alors partagée entre l’État et les partenaires sociaux, a toutes les chances – selon les recommandations du rapport Guilluy – de se voir étendue à d’autres acteurs comme les collectivités territoriales, les associations d’insertion, les centres d’orientation, les services d’accueil de la petite enfance et les caisses d’allocations familiales. But affiché de cet élargissement des instances décisionnaires : associer au pilotage de l’instance l’ensemble des structures susceptibles de lever les freins périphériques à l’emploi comme le logement, les transports ou la garde d’enfants ; ce qui était, par ailleurs, une revendication de longue date des conseils départementaux et régionaux. D’ailleurs, si 18 départements se sont portés volontaires pour expérimenter le déploiement de France Travail sur le terrain, deux régions (Hauts-de-France et Pays de la Loire) ont, dès le lendemain de la présentation du projet de loi en conseil des ministres, signé avec l’État un premier protocole de préfiguration.

Problème : le projet d’élargissement de la gouvernance suscite des frictions avec les partenaires sociaux pour des questions de pré carré… et de gros sous. Les organisations syndicales et patronales, qui assurent aujourd’hui 80 % du budget de Pôle emploi, à travers l’Unédic, ne voient pas forcément d’un bon œil l’arrivée aux manettes de petits nouveaux qui se présenteront les poches vides. « Nous ne sommes pas opposés à l’ouverture, mais il faut être clair : si les partenaires sociaux continuent demain à être les principaux financeurs de France Travail, leur voix doit rester prépondérante au conseil d’administration », prévient Denis Gravouil, administrateur du régime d’assurance-chômage pour la CGT. Le sujet est sensible, car en 2020, la baisse de la subvention d’intérêt public de l’État à Pôle emploi a forcé l’Unédic à augmenter sa contribution au budget, la faisant passer de 10 % à 11 % du montant des cotisations perçues. L’agacement est palpable, même dans le camp patronal, car le coût de la transformation de Pôle emploi en France Travail, estimé entre 2,3 milliards et 2,7 milliards d’euros dans le rapport Guilluy, pourrait contraindre le régime d’assurance-chômage à consacrer 15 % à 16 % de son produit au nouvel opérateur. Au détriment de l’indemnisation des demandeurs d’emploi.

Adéquationnisme

Mais le principal point d’achoppement entre Gouvernement et syndicats vient du renforcement du rôle de France Travail en matière de prise en charge de l’accompagnement des chômeurs. Dès 2025, chaque nouvel inscrit – indépendamment de son statut – devra signer un « contrat d’engagement » avec l’opérateur en vue d’imposer des contraintes réciproques entre les deux parties. Lesquelles pourraient se traduire par une suppression provisoire du RSA des allocataires qui ne répondraient pas aux exigences du programme « d’accompagnement personnalisé » conçu avec l’opérateur. Du flicage pur et simple pour les représentants des agents et une violation de la philosophie des politiques d’insertion aux yeux d’Hélène Ibanez, secrétaire générale de la fédération CFDT protection sociale-travail-emploi : « Cela préempte le retour au boulot comme seule perspective de sortie de France Travail. Or, un jeune accueilli par une mission locale peut se voir accompagné vers une reprise d’études ou une entrée en formation. Ici, il y a carrément une injonction à la reprise d’emploi. » À la CGT, on craint surtout la spirale adéquationniste. « Le Gouvernement est obsédé par les emplois non pourvus. Le risque est énorme que les agents soient fortement incités à orienter les chômeurs vers ces métiers en tension sans s’interroger sur les raisons en matière de salaires ou de conditions de travail qui expliquent que ces boulots ne trouvent pas preneurs », s’agace Sylvie Espagnolle, déléguée syndicale centrale Pôle emploi pour la centrale de Montreuil. Autre crainte : l’incitation, dans le rapport Guilluy, de recourir à des opérateurs privés de placement comme sous-traitants de l’accompagnement des chômeurs, qui rendrait de facto obsolète la mission de conseil en évolution professionnelle de Pôle emploi et risquerait de susciter des effets d’aubaine. « L’intérim se frotte déjà les mains à l’idée de pouvoir se positionner sur ces missions d’accompagnement et de pouvoir placer les chômeurs sur des missions de travail temporaire », grince Denis Gravouil.

D’autant qu’en la matière, France Travail prévoit de ratisser large. Notamment en fixant comme objectif d’inscrire à terme dans ses dossiers l’intégralité des allocataires du RSA, là où aujourd’hui 60 % d’entre eux échappent aux radars de Pôle emploi. Soit 1,2 million de nouveaux inscrits prévisionnels sur un total de 1,9 million. Au ministère du Travail, on se casse d’ailleurs la tête pour savoir comment intégrer cette masse de nouveaux arrivants sans faire exploser mathématiquement les chiffres du chômage. Un puzzle qui pourrait se résoudre par la création de nouvelles catégories de demandeurs d’emploi dont certaines – les seniors ou les personnes engagées dans un parcours d’insertion lourd par exemple – seraient exemptées d’obligation de recherche d’emploi. Mais chez les syndicats, on redoute que cet afflux ne se traduise – malgré la promesse gouvernementale de limiter à 50 le nombre de chômeurs dans le portefeuille de chaque agent – par un surcroît de demandeurs d’emploi à accompagner… et potentiellement à cornaquer.

Allocations sous pression

Ainsi, un problème de fond n’est toujours pas complètement évacué : celui des « 15 heures à 20 heures hebdomadaires d’activités permettant d’aller vers l’insertion professionnelle » auxquelles pourraient être contraints les demandeurs d’emploi en échange du maintien de leurs allocations. Une ligne rouge infranchissable pour les syndicats et les associations de défense des droits des chômeurs, qui y voient la menace d’un travail obligatoire non rémunéré. Si cette obligation a disparu du projet de loi sur fond de bagarre idéologique dans les allées du pouvoir entre « macronistes de gauche » et tenants d’une politique plus dure en matière de contrôle social, la crainte de voir cette mesure revenir par la fenêtre persiste. Notamment parce que la procédure d’examen parlementaire exceptionnelle mise en place pour ce texte prévoit qu’il passe d’abord par le Sénat, où la majorité LR pourrait être tentée de muscler l’arsenal coercitif de France Travail. Certains ne sont d’ailleurs pas loin de voir dans ce premier examen au Palais du Luxembourg une tactique de l’exécutif pour faire revenir en douce cette mesure impopulaire.


Chiffres clé

2,3 à 2,7

C’est, en milliards d’euros, le montant de la facture de la transformation de Pôle emploi en France Travail.

1,2 million

C’est le nombre d’allocataires du RSA actuellement non inscrits à Pôle emploi et qui devront rejoindre les cohortes de France Travail à travers une plateforme d’inscription numérique.

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre