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« Formaliser l'expérience est une nécessité »

SANS | publié le : 05.11.2002 |

Prendre de la distance vis-à-vis de sa pratique professionnelle et travailler à la formaliser est une activité que les entreprises devront développer chez leurs salariés, si elles veulent rester performantes. Les prochains départs massifs à la retraite rendent particulièrement urgente cette démarche qui favorise la transmission des savoirs.

E & C : Pourquoi a-t-on intérêt à réfléchir à ses pratiques ?

Pierre Falzon : Le savoir-faire et les compétences acquis au cours du travail sont, le plus souvent, inconscients et on ne peut pas se les approprier comme connaissances sans en prendre conscience. Cette prise de conscience s'accompagne d'une conceptualisation. C'est ainsi que les représentations se modifient : ce changement de point de vue permet, ensuite, de modifier ses actions. De façon générale, on n'a pas suffisamment, dans notre travail, des moments explicites pour revenir sur ce qu'on a fait, comprendre pourquoi on l'a fait et en tirer les leçons. Cela s'est exacerbé ces dernières années. Mais cela sera de moins en moins tolérable, pas seulement du point de vue des salariés, mais du point de vue des entreprises. L'évolution technologique est tellement rapide, les transformations qu'elle implique sont telles qu'on ne peut plus tabler, comme par le passé, sur un apprentissage des personnes et des organisations se fondant sur la répétition. Il faut forcément apprendre en même temps que les projets se font.

Pour les entreprises, ce temps de recul permet d'exercer le personnel à l'adaptation. Pousser à la mise en place d'activités réflexives dans le travail est donc utile, aussi bien pour les personnes que pour les organisations.

E & C : Comment organiser le travail de façon à dégager du temps pour l'activité réflexive ?

P. F. : Pour que cette démarche soit efficace, il ne suffit pas de décréter qu'une demi-heure par semaine sera consacrée à la réflexion. Il faut plutôt prévoir une organisation qui mélange travail et réflexion. En fait, il existe déjà un certain nombre d'activités qui peuvent être transformées pour parvenir à formaliser ses pratiques. Je prends l'exemple d'un centre de cancérologie avec lequel travaille l'équipe d'ergonomie du Cnam. Les médecins de ce centre ont l'habitude de se réunir une fois par semaine pour traiter des cas inhabituels du point de vue de la décision à prendre. Nous nous sommes rendu compte que, si l'objectif est bien de prendre des décisions, la réunion donne lieu, en même temps, à une activité de "décompilation" des règles (c'est-à-dire chercher les arguments derrière les règles) et à des échanges de savoirs entre spécialistes. Nous sommes intervenus sur la formalisation de ces échanges. Nous avons demandé aux médecins de mieux préparer la réunion : dire pourquoi ils n'utilisaient pas la règle commune dans certains cas, leur faire préciser la nature de leur indécision.

Dans un deuxième temps, il fallait essayer de comprendre comment ils choisissaient la règle commune pour les autres patients. L'idée sous-jacente était de savoir s'il fallait considérer ces adaptations des règles comme des adaptations locales ou bien comme un mode d'évolution du savoir technique. Nous travaillons actuellement sur ces règles de rapprochement avec un laboratoire d'informatique dans la perspective de mettre au point un système d'aide à la décision pour ces médecins.

On voit bien ce qui fait l'efficacité de cette démarche : les médecins ont toujours la volonté d'aboutir à une décision fonctionnelle. A partir de là, ils formalisent leur pratique, comprennent pourquoi ils prennent telle décision et peuvent exploiter, ensuite, cette réflexion pour créer un nouvel outil.

E & C : Ce qui s'applique aux médecins peut-il s'appliquer à tous les salariés et à toutes les organisations ?

P. F. : Tout à fait. Il ne faut pas croire que cela marche parce qu'il s'agit d'un milieu très high-tech. Ce modèle général peut s'appliquer à tout un ensemble de tâches. Nous avons fait pratiquement la même chose avec des agents d'EDF, et avec des opérateurs d'Usinor. On sait que c'est possible et indépendant du niveau de qualification des personnes.

Le travail manuel n'existe pas : il y a, dans toute activité, un travail intellectuel à l'oeuvre.

E & C : Les entreprises vont compter de plus en plus de salariés âgés. L'activité réflexive est-elle appropriée aux seniors ?

P. F. : Elle est d'autant plus appropriée que les seniors ont une expérience professionnelle très longue. Ils sont détenteurs de savoirs liés à l'évolution des techniques. Il faut donc leur apprendre à être de bons transmetteurs, faire en sorte que le transfert de connaissances soit possible autour de la situation de travail.

Mais le principal handicap reste dans les têtes : les dirigeants, particulièrement dans l'industrie, n'imaginent pas que les gens savent des choses ! Il nous est arrivé d'intervenir en urgence dans une grande entreprise, un mois et demi avant le départ à la retraite de techniciens reconnus comme experts dans leur domaine. L'entreprise venait de se rendre compte que jamais leur savoir n'avait été formali- sé et transmis. Voilà typiquement une situation à éviter !

PARCOURS

Docteur en psychologie, Pierre Falzon est professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), titulaire de la chaire d'ergonomie et de neurosciences du travail. Il est également directeur national des formations du Cnam.

Il a été chercheur à l'Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique) où il a dirigé le projet "Psychologie ergonomique".