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Le harcèlement moral n'est pas la seule souffrance au travail

SANS | publié le : 07.01.2003 |

La référence, parfois systématique, au harcèlement moral conduit à considérer la violence psychologique au travail comme le seul produit de conflits interpersonnels. La prise en compte d'une dimension collective ou organisationnelle, de rapports sociaux au travail pervertis, permettraient notamment une prévention plus efficace.

E & C : Aujourd'hui, et notamment depuis la parution du livre de Marie-France Hirigoyen, en 1998, le harcèlement moral semble s'être répandu comme une maladie dans les entreprises. Le monde du travail est-il devenu fou ?

Michèle Drida : Le harcèlement moral, de Marie-France Hirigoyen, mettait un nom sur la souffrance ressentie par des salariés. Il leur a fait prendre conscience que celle-ci avait une cause externe, que ce qui leur arrivait n'était pas normal. Mais, dès le milieu des années 90, notre association de médecins, de juristes et de psychologues faisait le constat de formes de violence psychologique dans l'entreprise. Le problème qui se pose, désormais, est celui de la distinction entre le harcèlement moral et les contraintes du travail. Dans le harcèlement, il y a l'idée de malveillance délibérée, de détournement du travail de sa finalité. Nous avons reçu des gens qui faisaient systématiquement référence au harcèlement moral. Même si leur souffrance était réelle, cette position faisait obstacle à une véritable analyse. Cette référence au harcèlement entraîne une "psychologisation" excessive des problèmes de souffrance au travail. Dans la plupart des cas, nous n'avons pas affaire à un bourreau, mais à une autre personne en souffrance. C'est dans les rapports sociaux au travail, marqués par la peur, l'isolement, l'obligation de conformité, que se trouve la perversion. Et elle se manifeste, de plus en plus fréquemment, dans la confusion entre lien de subordination et rapport de domination, avec l'idée d'un droit sur la personne, patent dans les cas de harcèlement sexuel. D'autre part, l'explosion du phénomène a souvent provoqué de la souffrance au sein de l'encadrement intermédiaire. Un renversement s'est produit, avec des incriminations de harcèlement moral visant parfois à déstabiliser l'encadrement. Nous voyons arriver des gens qui craquent. Ce ne sont pas des cyniques ou des pervers. Il y a, à l'origine, un problème de formation, de charge de travail, de pression. Nous pouvons témoigner de la souffrance des salariés harcelés, mais aussi de celle des personnes accusées de harcèlement. Et ce n'est pas une position confortable à tenir.

E & C : La loi de modernisation sociale a-t-elle fait évoluer les choses ?

M. D : Elle a accéléré la prise de conscience dans les entreprises. Mais la définition du harcèlement moral qu'elle propose est trop large. L'idée de manipulation délibérée n'y figure pas. D'autre part, la médiation qu'elle initiait pour désengorger les tribunaux est intéressante, mais elle ne fonctionne pas en l'état. Contrairement à la solution juridique, qui désigne un gagnant et un perdant, le principe de la médiation est de permettre aux parties en conflit de trouver une issue qui les satisfasse également, un accord "gagnant gagnant". Peut-on prétendre résoudre un cas de harcèlement à l'aide de cette méthode ? Quand la souffrance monte, que les agressions se poursuivent, la demande de réparation devient impérieuse et la médiation inappropriée. La légitimité du médiateur, issu des associations de victimes ou des organisations syndicales, pose aussi question. Rappelons qu'un des principes de base de la médiation est la neutralité absolue du tiers. Enfin, la saisine du médiateur n'est prévue qu'à l'initiative de la personne qui s'estime victime. L'autre partie, les médecins du travail, les représentants du personnel, les employeurs n'y ont pas accès. Une fois encore, on focalise l'attention sur des conflits interpersonnels sans prendre en compte la dimension collective ou organisationnelle des problèmes rencontrés. Et on oriente le dispositif vers une finalité curative. La saisine par un collectif permettrait une approche plus préventive des situations de harcèlement moral.

E & C : Les députés viennent de voter une modification de la loi de modernisation sociale, qui concerne la charge de la preuve : les salariés ne doivent plus seulement présenter "des éléments de fait", mais "établir des faits". Qu'en pensez-vous ?

M. D : Cet amendement a été présenté comme une façon de limiter la « judiciarisation excessive » du phénomène, et de restaurer la conformité avec les directives européennes. En réalité, la loi de modernisation sociale avait institué un aménagement de la charge de la preuve et pas un renversement. La victime devait apporter des éléments significatifs. C'était tout à fait en ligne avec les directives européennes. Et c'était un dispositif qui corrigeait un peu les effets du lien de subordination. Avec cet amendement, on cherche surtout à protéger les employeurs.

La judiciarisation est essentiellement liée à la définition légale du harcèlement moral. On aurait pu aussi préciser la médiation en l'orientant vers une finalité plus préventive.

SES LECTURES

Souffrance en France, Christophe Dejours, Seuil 2002.

La persécution au travail (auparavant publié sous le titre Mobbing), Heinz Leymann, Seuil 2002.

Placardisés, des exclus dans l'entreprise, Dominique Lhuillier, Seuil 2002.

Le harcèlement moral, Marie-France Hirigoyen, Syros, 1998.

PARCOURS

Psychosociologue du travail, consultante en entreprise dans le champ de la prévention de la souffrance au travail et de la violence relationnelle.

Présidente de l'association Mots pour maux au travail ( 03 88 22 22 06 - fax : 22 07) depuis sa fondation, début 1997. Cette instance de réflexion et d'action a pour but la prévention de la maltraitance psychologique au travail et s'est donné trois objets : l'accueil des personnes en difficulté (sans se substituer à une association de victimes), l'évolution de la législation et l'action sur les causes en entreprise.