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Quand l'urgence pervertit le travail

SANS | publié le : 01.04.2003 |

Montée en puissance des marchés financiers, omnipotence des NTIC, la dictature du temps réel régit les entreprises. Quant aux salariés, ils sont traités comme des produits à durée de vie limitée, analyse la psychologue Nicole Aubert.

E & C : Comment se matérialise, dans l'entreprise, le culte de l'urgence, titre de votre dernier ouvrage ?

Nicole Aubert : Il faut dissocier deux phénomènes qui, ces dernières années, se sont fortement radicalisés. En premier lieu, nous assis- tons, depuis le milieu des années 90, à l'avènement de ce qu'on pourrait appeler « l'homme en temps réel », sous l'effet simultané d'une logique économique implacable et de la généralisation des technologies de communication instantanée. Concrètement, la montée en puissance des marchés financiers pousse les entreprises à agir sous la contrainte du cours de Bourse, ce qui se traduit souvent par une course aux profits immédiats, au détriment d'investissements stratégiques à long terme. Quant aux nouvelles technologies, elles induisent la nécessité d'une réactivité instantanée sans permettre le temps de la réflexion.

Second phénomène, l'émergence de l'individu que j'appelle « à flux tendus ». Il s'agit de la généralisation des techniques de production en juste-à-temps aux personnes. Lesquelles deviennent des agents productifs dont les temps sont calibrés à la minute près. Mais il y a aussi l'idée que les salariés eux-mêmes deviennent des produits éphémères, dont on contracte aussi bien le temps de conception que la durée de vie. Les temps non directement productifs - recrutement, acculturation pour bien connaître son environnement ou son marché, formation - sont raccourcis et les salariés sont soumis à une exigence de rentabilité immédiate.

E & C : En comparant les salariés à des produits que les entreprises s'efforceraient de renouveler, n'exagérez-vous pas un peu ?

N. A. : Bien évidemment, c'est une réflexion à nuancer selon les activités, les fonctions, et les entreprises. Mais c'est une tendance que l'on observe, notamment dans les métiers qui sont au contact des clients, ainsi que dans des secteurs évoluant dans des environnements économiques aléatoires.

Les restructurations et les fusions-acquisitions sont des éléments très perturbateurs pour les salariés. A peine ont-ils le temps de mettre en oeuvre une stratégie qu'ils doivent en changer. Dans les interviews que j'ai menées auprès des personnes concernées par ces opérations, l'expression "péter les plombs" est revenue comme un leitmotiv.

E & C : La mise en place des 35 heures a-t-elle contribué à l'essor du salarié en flux tendus ?

N. A. : Absolument, c'est un fait que la RTT a compacté le temps de travail, au détriment des temps de pause ou même de simple convivialité. Les employés et les opérateurs l'ont constaté à leurs dépens. On observe une perte du lien social, une diminution du temps consacré à la communication et, au final, un sentiment de ne pas pouvoir aller jusqu'au bout de son travail, de ne pas pouvoir le mener à bien, d'où un sentiment de dépossession.

Par ailleurs, si les 35 heures n'ont rien changé pour les cadres dirigeants, les cadres supérieurs font, eux, le constat d'une désorganisation de leurs services, car ils travaillent en permanence avec des effectifs réduits. La catégorie professionnelle qui, à mon sens, profite le plus des 35 heures est celle des cadres intermédiaires dans les grandes entreprises. Le bilan des 35 heures est donc assez ambivalent.

E & C : Quels sont les symptômes du culte de l'urgence pour les salariés ?

N. A. : D'abord, il y a ceux qui sont galvanisés par l'urgence, qui adorent ça et qui ont le sentiment, en venant à bout de leurs urgences quotidiennes, d'être maîtres du temps, donc de vaincre la mort. Mais, de l'autre côté, de nombreux témoignages font état de salariés qui, à l'instar d'un moteur, s'emballent et se déconnectent brutalement, victimes d'une surchauffe intense.

Le sociologue américain Richard Sennett évoque un phénomène de "corrosion" du caractère. C'est tout à fait ça : l'individu est attaqué, rongé dans sa capacité de résistance, et se retrouve à vif. Il devient alors irritable, agressif, voire violent. On retrouve ces attitudes dans tous les secteurs économiques sous pression, comme le multimédia, mais aussi dans ceux soumis à la dictature boursière ou à des restructurations fréquentes.

Enfin, la dépression arrive en tête des pathologies psychiques. Le salarié entre dans le domaine du ralentissement du temps, il n'a plus le goût de rien, il est complètement épuisé. On a le sentiment que notre société ne peut fonctionner que selon ces deux extrêmes : hyperaccélération d'un côté, épuisement de l'autre.

SES LECTURES

Les tactiques de Chronos, Etienne Klein, Flammarion, 2003.

- La société de verre. Pour une éthique de la fragilité, Philippe Corcuff, Armand Colin 2002.

- Belle du seigneur, Albert Cohen, Gallimard, 1968.

PARCOURS

Sociologue et psychologue, Nicole Aubert est professeur en sciences humaines à l'ESCP-EAP. Consultante, elle est également membre du Laboratoire du changement social (université Paris-8).

Nicole Aubert a écrit de nombreux ouvrages, dont Le stress professionnel (en collaboration avec M. Pages, éditions Klincksieck, 1989), Le coût de l'excellence (en collaboration avec V. de Gaulejac, Seuil, 1991). Ce dernier ouvrage a obtenu le Prix du livre d'entreprise en 1992. Elle vient de publier Le culte de l'urgence, la société malade de son temps, aux éditions Flammarion.