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FAIRE FACE AUX AGRESSIONS

SANS | publié le : 06.04.2004 |

Le tabou semble brisé. De plus en plus d'entreprises commencent à réfléchir sur la manière de gérer les phénomènes de violence exogène au travail. Outre la mise en place de formations comportementales, d'un accompagnement psychologique et d'une assistance juridique, elles s'interrogent sur les origines de ces agressions que certains experts n'hésitent pas à imputer aux organisations du travail.

Paris, place Saint-Michel. Ce 30 décembre 2001, le bureau de change de la banque Travelex s'apprête à ouvrir ses portes dans ce quartier très touristique de la capitale. Il est 10 heures quand une explosion retentit, soufflant en partie l'agence bancaire. Par miracle, la salariée présente s'en sort avec quelques égratignures.

Pour les 200 salariés de cette entreprise, spécialisée dans le change de devises et les transferts financiers, le traumatisme est énorme, obligeant la direction à réagir. « Face à cette onde de choc, relate Stéphane Delpech, le DRH, nous avons élevé le niveau de sécurité dans nos bureaux, puis conduit, avec les partenaires sociaux et le CHSCT, une réflexion sur la prise en charge des salariés victimes. De là est née, début 2002, une cellule d'accompagnement. »

Salariés volontaires

Originalité de la démarche : les 14 membres de cette cellule sont tous des salariés volontaires appelés à délivrer les premiers secours. Au préalable, ces personnes ont reçu une formation concoctée par un cabinet spécialisé. « L'idée est d'aider la victime à faire le deuil de sa détresse. Le salarié agressé, poursuit Stéphane Delpech, réagit selon un processus en cinq étapes : le refus, la colère, le marchandage, la déprime et l'acceptation. C'est sur cette chaîne mentale que nous agissons. »

Travelex, un cas isolé ? Pas vraiment. Qu'elle soit le fait de la délinquance, des clients, des usagers, des fournisseurs, d'anciens employés revanchards, de simples visiteurs ; qu'elle soit physique, verbale, ou distillée sous la forme d'actes d'incivilité, d'intimidations, voire de menaces de mort, la violence exogène au travail se développe en France ainsi que dans les autres pays européens.

La dernière enquête disponible, réalisée, en 2000, par la Fondation de Dublin auprès des salariés des 15 Etats de l'Union européenne, montrait l'ampleur du phénomène, avec plus de 6 millions de personnes admettant avoir été victimes de violence physique. Un chiffre largement sous-estimé, étant entendu que de nombreux salariés, généralement des hommes, n'osent pas avouer qu'ils ont été maltraités.

Demandes d'indemnisation

D'autres indicateurs révèlent l'étendue des dégâts. Ainsi, « aux Etats-Unis et au Canada, signale Jean-Daniel Leroy, directeur de l'Organisation internationale du travail (OIT) en France, les demandes d'indemnisation des personnels hospitaliers consécutives à des violences ont augmenté de 88 % ces dix dernières années ». L'OIT, qui prend cette question très au sérieux, a convoqué une réunion d'experts à Genève, en octobre dernier, et publié, dans la foulée, un recueil de directives.

Risque émergent

La Commission européenne avait identifié cette violence comme un risque émergent dans son programme sur la santé et la sécurité au travail, pour la période 1996-2000. Quant au ministère du Travail des Pays-Bas, il s'apprête à lancer une vaste enquête sur ces comportements inappropriés.

Pour Pascale Levet, qui, au sein de Lab'ho, un observatoire créé par Adecco, scrute les évolutions du monde du travail, la difficulté est, toutefois, d'arriver à distinguer la part de la recrudescence objective des agressions et celle de l'augmentation du niveau de déclaration des victimes. « Notre seuil de tolérance à la violence a diminué », souligne-t-elle.

La violence, elle-même, a changé, constate Marc Loriol, chercheur au CNRS et auteur de l'ouvrage Le temps de la fatigue. La gestion sociale du mal-être au travail (Anthropos) : « Les modes agressifs de communication sont plus diffus. Auparavant, les jeunes des quartiers dits populaires arrivaient à canaliser les formes d'injustice sociale par un engagement politique ou syndical. Ces réflexes n'existent plus, les jeunes n'ont plus d'ennemis identifiés. Du coup, ils se montrent agressifs envers toute forme d'autorité. C'est ainsi que les services publics sont devenus un exutoire. »

Contact avec le public

Administrations, en effet, mais aussi services sociaux, hôpitaux, transports, banques, grande distribution, sont les secteurs les plus visés par cette violence. « Tous ceux qui placent leur personnel au contact du public sont exposés, résume Bernard Gbézo, consultant en santé et sécurité au travail (voir p. 21). Cela peut paraître surprenant, mais les salariés des médiathèques souffrent de l'agressivité récurrente des usagers. » Autre proie facile : le travailleur isolé (chauffeur de taxi, conducteur d'autobus, technicien réparateur, etc.). Outre-Atlantique, les employés de stations-service arrivent, ainsi, dans le peloton de tête des salariés victimes d'homicide.

Arrêts de travail

Sans aller jusqu'à cette extrémité, les effets de la violence sur les salariés restent néanmoins traumatisants, débouchant sur de longs arrêts de travail, voire des incapacités à reprendre le poste. En cause : une perte absolue de confiance en soi, un état dépressif pouvant conduire jusqu'au suicide. Il est également démontré que les victimes d'agressions développent plus facilement un stress post-traumatique. D'où l'idée d'accompagner les victimes. L'outil le plus couramment utilisé est celui de la plate-forme téléphonique vers laquelle le salarié est dirigé pour discuter avec un psychologue. « Bien souvent, note Pascale Levet, ces dispositifs légitiment la politique de prévention de l'entreprise. Laquelle offre un espace de décompression à ses salariés afin qu'ils puissent parler de leur mal-être. C'est un moyen subtil de botter en touche sur des questions plus profondes. »

Affrontement de deux thèses

Une analyse partagée par le sociologue Jean-Pierre Le Goff : « Ces cellules de soutien psychologique, qui ne sont pas inutiles, traitent l'aspect individuel du problème sans remise en cause de la dimension collective. C'est un emplâtre sur une jambe de bois. » De fait, dans l'analyse de la violence exogène au travail, deux thèses s'affrontent. La première consiste à imputer la violence à l'évolution de notre société. La seconde met en cause les nouvelles organisations du travail et la stratégie des entreprises.

Pour Marie-Chantal Blandin, directrice d'Eurogip, un groupement d'intérêt public créé par la Cnam et l'INRS, c'est davantage la société qui est en cause : « Nous sommes immergés dans une société de services et de consommation où tout le monde est à cran. Notre rapport au temps a changé. On ne supporte plus de faire la queue dans une file d'attente. »

A l'opposé, certains experts estiment que l'origine de la violence exogène vient de l'entreprise elle-même. D'une part, parce que cette dernière a abusé du thème de la satisfaction du client, incarné par des slogans publicitaires chocs ("Le pouvoir de dire oui" du Crédit Lyonnais, "La SNCF, c'est possible"), aux retombées catastrophiques pour les salariés. « Le modèle du client roi induit que la satisfaction individuelle doit être immédiate, explique Jean-Pierre Le Goff. C'est devenu une forme d'organisation aux effets délétères. »

Exigences du client

Sous l'effet de l'intensification du travail, des réductions d'effectifs et des nouveaux modes de production, « les salariés ont de plus en plus de mal à répondre aux exigences des clients », affirme, quant à lui, Pascal Paoli, responsable de l'unité environnement de travail au sein de la Fondation de Bilbao, agence européenne pour la santé et la sécurité au travail.

Selon Pierre Miraillès, directeur adjoint de Gii, un cabinet qui intervient, depuis 1993, sur la gestion des situations difficiles au travail, les organisations syndicales et les entreprises commencent toutefois à prendre conscience des conséquences de la violence exogène. « DRH et responsables de formation nous sollicitent davantage », souligne-t-il.

En amont, les entreprises les plus en pointe forment leurs salariés à des techniques comportementales destinées à appréhender la réaction d'un client et à maîtriser sa propre agressivité, voire à des pratiques de self defence pour les collaborateurs les plus exposés. « Les DRH ont envie de comprendre. Il y a huit ans, à la création de notre société, les entreprises pratiquaient la politique de l'autruche. N'oublions pas, non plus, que, compte tenu du contexte qui entoure la protection sociale, les entreprises ont tout intérêt à juguler l'absentéisme, ainsi qu'à limiter les frais de santé de leurs salariés », note Jean-Marie Gobbi, gérant et fondateur de Psya, société spécialisée dans le soutien psychologique.

Réactions des branches

Les branches professionnelles commencent également à se prendre en mains. Dans le secteur bancaire, par exemple, un accord a été signé avec les partenaires sociaux en novembre 2002. Le texte prévoit, notamment, un renforcement des mesures de sécurité en fonction de la typologie des agences, ainsi qu'un accompagnement psychologique pour les salariés victimes de braquages. Et, grande première, l'Association française des banques (AFB), organisation professionnelle du secteur, a organisé, le 5 décembre dernier, une journée d'études sur la violence physique et verbale. « Nous avons confronté notre expérience avec celle des entreprises d'autres secteurs. Une chose est sûre : à la différence des actes de délinquance, du type attaque à main armée, cette violence-là est plus difficile à cerner. Les causes en sont variées et le ressenti des salariés est plus subjectif. Du coup, la prévention est plus délicate à mettre en oeuvre », commente Jean-Claude Guéry, directeur des affaires sociales de l'AFB.

L'essentiel

1 Agressions physiques, injures, intimidations, la violence exogène au travail concerne les salariés au contact du public. Les secteurs les plus touchés : administrations, services sociaux, hôpitaux, transports, banques et grande distribution.

2 Alors qu'elles ont, pendant longtemps, nié ce phénomène, les entreprises commencent à y réfléchir et à déployer des outils pour leurs collaborateurs les plus exposés.

3 En amont, ceux-ci sont formés à des techniques comportementales, et à du self-defence. Quant aux victimes, elles peuvent recevoir un soutien psychologique ainsi qu'une assistance juridique.

Air France vole au secours de ses navigants

Un turn-over important, un personnel plus jeune, donc moins expérimenté, un lieu de travail confiné, des passagers sous l'emprise de l'alcool, des fumeurs que le sevrage rend agressifs, des clients excédés... Chez Air France, le personnel navigant est particulièrement exposé à la violence exogène. Chaque année, 3 000 incidents sont répertoriés par la mission "passagers indisciplinés", créée au sein de la direction de l'exploitation aérienne de la compagnie. « La situation a empiré avec l'abandon des vols fumeurs. Quand un passager est surpris à fumer dans les toilettes de l'avion, cela peut rapidement s'envenimer », illustre Jean-Marc Quattrochi, délégué du personnel chez Air France et adhérent au syndicat des personnels navigants Unac.

Alors que l'entreprise a pendant longtemps nié ce phénomène, elle est, depuis quelques années, passée à la vitesse supérieure. « Les attentats du 11 septembre ont changé la donne, observe Jean-Marc Quattrochi. Aujourd'hui, la direction soutient son personnel. Par le passé, le passager avait tous les droits. » Concrètement, le salarié victime reçoit l'aide du service juridique de la compagnie et peut bénéficier d'une prise en charge médicale et psychologique. Air France envoie, en outre, des courriers de mise en garde aux passagers fautifs. La Cnil lui a toutefois refusé de constituer une liste noire de clients indésirables.

Par ailleurs, ses 14 000 hôtesses et stewards ont reçu une formation sur les techniques d'immobilisation, assurée par un ancien militaire du GIGN. Et les avions sont désormais équipés de menottes et de liens de contention.