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Le risque cannabis plane sur l'entreprise

Enquête | publié le : 06.12.2005 | Jean-François Rio

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Le risque cannabis plane sur l'entreprise

Crédit photo Jean-François Rio

La consommation de cannabis, qui se banalise, inquiète les entreprises. Lesquelles semblent bien démunies. Pour celles qui s'en préoccupent, les démarches de prévention s'effacent au profit des dépistages.

L es pupilles légèrement dilatées et le sourire béat. Abdel Mabrouki, secrétaire du CHSCT de Pizza Hut, les démasque en un coup d'oeil. Il les connaît trop bien, ces jeunes. Le cannabis, c'est leur façon à eux de lutter contre le stress, de se détendre avec les collègues. Illégal, le pétard ? Et alors ? Quelle différence, finalement, entre le joint et l'alcool de papa ? Pour d'autres encore, c'est comme fumer une cigarette. Ce discours, Abdel Mabrouki , l'entend régulièrement. Une banalisation qui l'inquiète car certains de ces salariés sont livreurs. « Malheureusement, la direction se contrefiche du problème. Pourtant, beaucoup de salariés fument, managers compris. Mais tant qu'il n'y a pas d'accident... » Le jeune livreur urbain de pizza qui fume du cannabis : l'image peut tendre au stéréotype. « Méfions-nous des représentations toutes faites. Le cannabis concerne désormais tous les milieux sociaux et professionnels », souligne Bertrand Fauquenot, chargé de mission formation et coordinateur national des interventions en entreprises à l'Anpaa (Agence nationale de prévention en alcoologie et addictologie).

Augmentation de la consommation

Reflets de la société française, les entreprises ne pourront plus longtemps éluder la question de l'usage du cannabis. Les données officielles (lire p. 16) sont sans équivoque : à l'âge de 18 ans, plus de la moitié des jeunes ont déjà fait l'expérience du cannabis. Une consommation qui a doublé entre 1993 et 2002 pour la tranche des 18-44 ans. Sur les lignes téléphoniques de Drogues Info Service, une structure d'écoute anonyme mise en place en 1990 par la Mildt (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie), le cannabis reste le produit le plus cité par les appelants (28 %), devant l'alcool (23,5 %), le tabac (17,9 %) et les médicaments (6,5 %).

Plan de lutte

L'an dernier, dans son plan de lutte contre les drogues illicites, le tabac et l'alcool - un programme qui court jusqu'en 2008 - le gouvernement a invité le monde de l'entreprise à réfléchir sur les addictions en milieu professionnel. Un sujet dont s'est naturellement emparé la Mildt, qui a créé une commission ad hoc (lire l'article p. 17), et dont le document final sera présenté en mai prochain, lors du congrès national des médecins du travail.

Dans les entreprises, le cannabis s'est, en quelque sorte, invité avec les grandes vagues de recrutement à la fin des années 1990, qui ont fait pénétrer d'un coup une nouvelle génération dans les bureaux et les usines. Une situation qui risque de se réitérer avec les départs des baby boomers. Sauf que, par rapport à il y a dix ans, le mur du silence commence à se briser. « Lorsque nous sommes missionnés dans une entreprise sur une problématique liée à l'alcool, au bout de la seconde réunion, on finit par évoquer le cas du cannabis », illustre, ainsi, Bertrand Fauquenot.

Mécanisme de prévention

Chez Webhelp (1 300 salariés), à l'occasion de l'inauguration de son centre d'appels de Caen, la DRH, Héléna Loucano-Jeugnet, n'a pas hésité à sensibiliser son responsable RH et le directeur du site sur le risque cannabis. « Nous nous apprêtons à recruter 300 personnes, dont un certain nombre d'étudiants. Je sais pertinemment, pour avoir une longue expérience dans le secteur des call centers, que le sujet du cannabis est de plus en plus prégnant, en particulier chez les jeunes issus des grandes agglomérations. A nous de mettre en place, en concertation avec le médecin du travail et le CHSCT, des mécanismes de prévention. »

Structure interne

L'arrivée soudaine et massive de jeunes recrues (1 300 embauches entre 2000 et 2005), c'est aussi ce qui a poussé Eric Lévèque, DRH de l'usine rennaise de PSA Peugeot-Citroën (10 000 salariés), à repenser son système de santé au travail : « Nous sommes tout d'abord partis d'un constat : les Bretons de moins de 17 ans affichent les plus forts taux de consommation de cannabis. Nous ne pouvions plus nous voiler la face, d'autant qu'avec les lancements des modèles 407 et C5, il nous fallait puiser dans cette main-d'oeuvre. Or, si nous avions une expérience dans la gestion du risque alcool, le cannabis était, pour nous, une problématique totalement nouvelle ».

L'idée du site de production a été d'ouvrir la CPA (coordination psychotropes assistance), une structure interne qui dépend du service médical, auparavant uniquement dédiée à l'alcool, au cannabis. Parallèlement, dans le cadre d'une formation, les managers ont été sensibilisés aux conséquences de l'usage de cette substance. Le programme d'accueil des nouveaux embauchés (CDI, CDD, intérimaires) comportait, quant à lui, une information sur les autres psychotropes.

Les PME n'échappent pas non plus à cette réflexion. Dans le département du Val d'Oise, Michel Paris, médecin du travail à l'Ametif, service interentreprises de santé au travail, a l'habitude de côtoyer les petits patrons : « A l'évidence, la consommation de cannabis préoccupe actuellement les chefs d'entreprise. Je suis d'ailleurs en train d'organiser, pour une PME du BTP, un dépistage. »

Tests de dépistage

Dépistage, le mot est lâché. Car c'est bien via les tests que les entreprises abordent, aujourd'hui, la question du cannabis. « Elles verrouillent leur règlement intérieur et mettent en place des dépistages de manière à éviter toute responsabilité pénale », souffle un expert. Selon l'Inserm, les conduites addictives seraient la cause de 10 % à 20 % des accidents du travail. Un chiffre impossible à vérifier, mais qui donne des sueurs froides aux dirigeants. Tout comme le comportement de leurs salariés nomades, en particulier sur la route (voir encadré ci-contre). « Ce n'est pas un risque professionnel en soi. Mais nous savons que fumer du cannabis peut déboucher sur des pertes de vigilance et des troubles du comportement qui peuvent être à l'origine d'accidents du travail », rappelle le Dr Eric Durand, conseiller médical au département études et assistance médicale de l'INRS.

Métiers à risque

Aujourd'hui, les dépistages restent (lire l'article p. 21) circonscrits aux métiers à risque et aux fonctions de sécurité. Les entreprises pionnières sont Air France, la SNCF, ou encore ExxonMobil. Chez ce pétrolier, cette politique remonte à 1992. « En 1991, nous avons listé, en totale concertation avec les partenaires sociaux, les postes de sécurité dans l'entreprise. Grosso modo, entrent dans cette catégorie les salariés ayant une tâche opérationnelle, sans supervision et comportant des risques sur les biens et les personnes. Au total, cette liste concerne 10 % des effectifs, soit environ 500 salariés. Sans compter que les tests concernent également les nouveaux embauchés », explique le Dr Patrick Constant, directeur médical d'ExxonMobil France.

L'an dernier, sur 700 tests pratiqués, 4 % se sont révélés positifs aux drogues, dont 1 % au cannabis. Et l'entreprise ne plaisante pas. « Si le salarié est déclaré positif - il peut y avoir un test de confirmation fiable à 100 % -, il est généralement déclaré inapte à son poste de sécurité. Il y a, ensuite, de forts risques pour qu'il soit licencié, notamment parce qu'il est difficile de le reclasser en interne. Mais nous considérons qu'il était prévenu. »

Un marché considérable

Certains observateurs craignent que la France suive le chemin tracé par les Etats-Unis (lire l'article p. 22). En 2003, un rapport du Sénat, intitulé Drogue : l'autre cancer, prônait la mise en place d'un dépistage systématique des toxicomanies en entreprise. « Le marché du dépistage est considérable. Des groupes de pression, issus de l'industrie pharmaceutique qui commercialise ces tests, organisent une propagande alarmiste sur les effets du cannabis et les risques sur la sécurité », constate l'ethnologue Astrid Fontaine (lire l'entretien p. 23), qui a mené, pour le compte de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), deux études sur les substances illicites en milieu professionnel. Du coup, les projets de dépistage fleurissent, et ne concernent plus les seules sociétés de transport. Des groupes comme PSA ou Renault envisagent, actuellement, cette possibilité.

« Reste à savoir ce qui relève du poste de sécurité. C'est une notion à géométrie variable. Chez Air France, le bagagiste occupe un métier à risque », soulève Gilles Arnaud, secrétaire général adjoint du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). En outre, comment gérer la durée de la présence du cannabis dans l'organisme ? « Vous pouvez très bien fumer un samedi soir avec vos amis et être contrôlé positif vingt jours après. On touche ici à l'intrusion dans la sphère privée. »

Exercice de contrôle

En première ligne, le médecin du travail a une lourde responsabilité, de par sa capacité à délivrer une inaptitude. Plus grave : sa mission de prévention se transforme en exercice de contrôle. C'est, en tout cas, le sentiment du SNPST. « Nous ne sommes absolument pas opposés au principe du dépistage pour des fonctions de sécurité du type conducteur de train ou pilote de ligne. Toutefois, cette pratique relève de la médecine d'expertise et non de la médecine du travail. Le médecin du travail a besoin de travailler dans un climat de confiance avec le salarié », estime Lionel Doré, du SNPST.

S'il est difficile d'avoir une vision globale, tant les entreprises, soucieuses de leur communication, restent discrètes, force est de constater que la prévention sur les substances addictives a peu le droit de cité. « Il est plus facile de stigmatiser les consommateurs que de réfléchir à des programmes de prévention et à de nouvelles formes d'organisation de travail », avance Bernard Salengro, responsable de la santé au travail à la CFE-CGC. « Les entreprises font peu de prévention, car elles ont encore du mal à se sentir concernées. Mais il y a fort à parier qu'elles se saisiront de cette question de santé dans un avenir proche », estime le Dr Eric Durand, de l'INRS.

L'essentiel

1 La banalisation de la consommation du cannabis, notamment chez les jeunes, déstabilise les entreprises, peu habituées à gérer ce risque.

2 Il y a peu de prévention dans les entreprises qui abordent la question du cannabis via le règlement intérieur et le dépistage.

3 La Mildt (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie) a créé une commission «conduites addictives et milieu professionnel», dont le document définitif sera publié en mai 2006.

Des fumeurs jeunes et masculins

Les données publiées par les pouvoirs publics lors du lancement du plan gouvernemental 2004-2008 de lutte contre les drogues illicites, le tabac et l'alcool se passent de commentaires : au cours des dix dernières années, la consommation de cannabis chez les jeunes a été multipliée par deux pour ce qui concerne l'expérimentation (un joint au moins une fois dans sa vie) et par trois pour des usages réguliers.

En 2002, à 18 ans, 24 % des garçons et 9 % des filles ont ainsi un usage régulier (au moins 10 fois dans le mois) du cannabis.

Grosso modo, les jeunes, en particulier les garçons, goûtent au cannabis dès 15 ans. La consommation s'accélère avec l'âge pour diminuer, ensuite, à partir de 25 ans. Selon l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), en 1993, 12 % des 15-16 ans reconnaissaient avoir fumé au moins une fois dans leur vie, un taux qui est passé à 35 % en 1999. A 19 ans, ils sont plus de 60 % à avoir fumé du cannabis de manière expérimentale. En outre, 5,5 % des 15-19 ans qui ont consommé du cannabis ont aussi touché à une autre substance illicite (cocaïne, ecstasy, héroïne...).

Excellents baromètres, les demandes de prise en charge du cannabis dans les centres de soins spécialisés pour toxicomanes (CSST) ont augmenté de 40 % entre 1997 et 1999. Au total, selon les estimations de l'Observatoire français des drogues et de la toxicomanie (OFDT), la France compterait 850 000 consommateurs réguliers de cannabis, dont 450 000 consommateurs quotidiens. Les Français figurent parmi les plus gros fumeurs de cannabis en Europe.

Conduite sous influence cannabique : des risques accrus

En octobre dernier, une étude coordonnée par l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) s'est plongée sur l'impact des consommations de stupéfiants dans les accidents de la route. Une équipe de recherche pluridisciplinaire a travaillé sur un panel de 10 748 conducteurs impliqués dans 7 458 accidents mortels. Conclusion : sur ces 10 748 personnes, 853 étaient positifs aux stupéfiants, dont 751 au cannabis. En outre, parmi ces consommateurs de cannabis, 301 présentaient une alcoolémie supérieure au seuil légal (0,5 g/l de sang).

Les conducteurs positifs au cannabis sont-ils pour autant plus fréquemment responsables d'un accident mortel ? « Les conducteurs sous influence du cannabis (toutes concentrations de THC confondues) ont 1,8 fois plus de risques d'être responsables d'un accident mortel que les conducteurs négatifs », affirment les chercheurs. Lesquels mettent aussi en évidence que le risque de responsabilité augmente avec la concentration sanguine en THC. Encore plus inquiétant : selon les résultats d'une autre étude scientifique, citée par Le Parisien , près de 40 % des conducteurs français de moins de 30 ans tués dans un accident de la circulation étaient sous l'influence du cannabis. Parmi eux, 28,9 % avaient fumé un joint dans les heures précédant l'accident. Le risque routier, une des quatre priorités nationales de la Cnamts, est la première cause d'accidents mortels au travail. En 2004, le coût total des accidents routiers assurés par la branche accidents du travail-maladies professionnelles s'est élevé à 1,5 milliard d'euros.

Quels effets sur la santé ?

En fonction du métabolisme de chacun, le cannabis procure, pendant deux à dix heures, un sentiment d'ivresse cannabique caractérisée par une somnolence, une euphorie, un sentiment de bien-être empêchant la personne de réaliser des tâches complexes.

A plus forte dose, il peut provoquer des troubles de la mémoire, des difficultés de langage, des problèmes au niveau de la motricité, voire des crises d'angoisse. Le produit actif du cannabis, le THC (tétrahydrocannabinol), est de plus en plus concentré. Autrement dit, le joint d'aujourd'hui est beaucoup plus puissant que celui que fumait la génération Woodstock.

Une consommation intensive de cannabis peut, quant à elle, altérer la mémoire à court terme et être à l'origine de cancers. Si le cannabis n'est pas cancérigène, les goudrons présents dans un joint y sont en plus grande quantité que dans une cigarette.

La Mildt s'attaque aux drogues au travail

Lors du prochain congrès national des médecins du travail, qui se tiendra fin mai 2006, à Lyon, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt) présentera ses orientations définitives issues de sa commission «conduites addictives et milieu professionnel». Présidée par le Pr Philippe-Jean Parquet, sous la houlette de Didier Jayle, président de la Mildt, cette commission se propose de définir un cadre permettant d'aider les employeurs, les médecins du travail et les organisations syndicales à mieux appréhender le phénomène des conduites addictives au travail.

Rapport d'étape

Les membres de cette commission, réunissant hauts fonctionnaires, organisations professionnelles de médecins du travail et professeurs de santé publique, devraient présenter un rapport d'étape en février prochain. « Notre réflexion, qui s'appuie sur l'environnement réglementaire français et européen, vise à fournir aux acteurs de l'entreprise les moyens de prévenir les risques inhérents à ces consommations », souligne Michel Massacret, chargé de mission prévention à la Mildt et animateur de la commission.

Membre du groupe de travail, Gabriel Paillereau, délégué général du Cisme, une organisation patronale qui représente les services interentreprises de santé au travail, admet que la commission évolue parfois « sur le fil du rasoir ». Ainsi, « comment tenir compte de l'intérêt général sans porter atteinte aux libertés individuelles, notamment dans le cadre du dépistage. Quelle est notre priorité ? », s'interroge-t-il. Selon lui, la grande difficulté sera de réunir patronat et syndicats autour de préconisations communes. Bien vu. La CFTC, qui a déjà été entendue, est pour le moins réservée. « J'ai l'impression que les employeurs souhaitent se débarrasser des salariés souffrant d'addictions, indique Pierre-Yves Montéléon, responsable des questions de santé au travail au sein de la centrale chrétienne. De plus, certains intervenants plaident pour une définition très large des addictions en l'élargissant, par exemple, aux jeux vidéo. J'ai trouvé que l'on allait très loin dans le processus d'intrusion dans la vie privée des salariés. »

J.-F. R.

Auteur

  • Jean-François Rio