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La demande d'égalité est aussi une demande de sécurité

Demain | Aller plus loin avec | publié le : 11.04.2006 | Violette Queuniet

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La demande d'égalité est aussi une demande de sécurité

Crédit photo Violette Queuniet

Dans le monde du travail, certaines inégalités sont perçues comme injustes, d'autres pas. L'absence d'autonomie et la non-reconnaissance du mérite génèrent autant un sentiment d'injustice que le non-respect de l'égalité des droits. Tout l'art des dirigeants et des DRH est de composer avec ces valeurs souvent contradictoires.

E & C : Vous avez mené une recherche de terrain* sur l'expérience des inégalités au travail, interrogeant plus de 1 000 personnes. Certaines sont vécues comme injustes, d'autres non. Sur quoi se fonde ce sentiment d'injustice ?

F. D. : En gros, on constate que tous les acteurs se réfèrent à trois principes de justice : l'égalité, le mérite, l'autonomie. Est vécue comme injuste une situation qui déroge à ces principes. Les inégalités de statut, par exemple, sont perçues comme très injustes par les précaires qui estiment que les «stables» déportent sur eux le travail qu'ils ne veulent pas faire. En même temps, les gens développent des critiques sur le thème du mérite : « Je veux être égal aux autres et, en même temps, je veux que mon mérite personnel soit reconnu ». Il y a une sorte de tension qui n'en finit pas et que connaissent bien ceux qui organisent le travail. Il peut y avoir aussi des tensions sur l'autonomie qui montrent que, contrairement à ce qui se dit beaucoup, la valeur travail reste extraordinairement forte. Les salariés aiment leur boulot. Le problème, c'est que, plus on aime son travail, plus on est exigeant et critique. Mais tout en développant une critique sur le monde du travail, beaucoup disent en même temps : « Il ne faut pas exagérer, on peut vivre dans ce monde-là ». Finalement, les gens sont assez moraux, et peut-être que nos dirigeants syndicaux et politiques sous-estiment cette moralité et, notamment, cette capacité à relativiser les choses.

E & C : Cette moralité s'exprime aussi par un fort sentiment de responsabilité. Il y a des témoignages très forts dans votre livre de salariés estimant qu'ils commettent des injustices...

F. D. : Oui, parce qu'ils accordent beaucoup d'importance au principe d'autonomie et de responsabilité personnelle ; ils soupçonnent toujours celui qui est victime d'une injustice de l'avoir plus ou moins mérité, voire ils se soupçonnent eux-mêmes. Au fond, on est bien dans une société libérale au sens philosophique du terme.

Dans le monde chrétien, on considérait que la pauvreté n'était pas un scandale parce que Dieu en avait décidé ainsi. En revanche, on était indulgent à l'égard du pauvre, on avait un devoir à son égard. Tandis qu'aujourd'hui, les gens dénoncent très violemment la pauvreté, mais ne sont pas indulgents à l'égard des pauvres. Ils se disent qu'au fond, le pauvre est un peu responsable de ce qui lui arrive.

E & C : Les responsables des ressources humaines ont finalement en face d'eux des personnes qui ont intégré les principes de la société libérale, pour qui le principe d'autonomie est très important. Ils pourraient en tirer bien meilleur parti que ce qu'ils en tirent actuellement !

F. D. : Oui, mais il faudrait aussi qu'ils comprennent qu'il y a une demande d'égalité qui est une demande de sécurité. Les travailleurs - du cadre supérieur à l'ouvrier - désirent de l'égalité, de la responsabilité, du mérite, et veulent qu'aucun de ces principes ne détruise les autres. Et je reconnais qu'il est très difficile de diriger une entreprise de ce point de vue-là. On est en permanence dans une sorte d'équilibre instable, ça peut toujours basculer du mauvais côté.

Les demandes des salariés sont contradictoires ; les cadres dirigeants et les organisateurs du travail doivent faire avec. Une mauvaise gestion des hommes serait celle qui ne miserait que sur un aspect. Donner une plus grande autonomie dans le travail, les DRH le font. Mais il faut que les règles de cette autonomie soient fortes pour engendrer un sentiment de sécurité. Aujourd'hui, les modes de gestion mettent plutôt en insécurité. On ne donne pas la totalité des règles du jeu et des conséquences attendues. Donc, les salariés se méfient. Exemple : le système des primes. Les gens ne sont pas contre par principe puisqu'il récompense le mérite. Encore faut-il que le système soit transparent, explicite, que l'égalité hommes/femmes soit respectée, etc.

Les salariés sont tout à fait disposés à s'engager dans leur travail. En entretien collectif, des caissières nous ont dit être satisfaites de leur métier, mais à condition d'être bien traitées. Ce n'est pas le fait d'être caissière qui est une catastrophe, c'est que les heures de pause soient distribuées au petit bonheur la chance, que le client ait toujours raison même quand il vous insulte, et que l'entreprise ne vous protège pas. Au fond, le bon dirigeant, c'est celui qui serait capable de se mettre à la place des employés et de sentir, quand ça ne marche pas, qu'il y a de bonnes raisons à cela. Il y a là une dimension très humaine, et la qualité des hommes est importante. La justice n'est pas tout, il y a aussi la morale.

* Injustices, l'expérience des inégalités au travail repose sur l'analyse de 350 entretiens individuels, de 11 entretiens collectifs et de 1 144 questionnaires.

Les métamorphoses de la question sociale, Robert Castel, Fayard, 1995.

Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski, Eve Chiapello, Gallimard, 1999.

Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, sous la direction de Christian Baudelot et Michel Gollac, Fayard, 2003.

parcours

Professeur de sociologie à l'université Bordeaux-2 et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, François Dubet est l'auteur de nombreux ouvrages sur l'école, le travail, les mouvements sociaux, les banlieues.

Parmi ses ouvrages majeurs : Sociologie de l'expérience (1994) ; Dans quelle société vivons-nous ? (1998) et Le déclin de l'institution (2002), tous parus au Seuil.

Avec quatre autres sociologues, Valérie Caillet, Régis Cortéséro, David Mélo et Françoise Rault, il vient de faire paraître Injustices, l'expérience des inégalités au travail (Seuil).

Auteur

  • Violette Queuniet