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« Tirer les leçons de l'histoire de la santé au travail »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 25.11.2008 |

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« Tirer les leçons de l'histoire de la santé au travail »

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La préoccupation pour la santé au travail implique que l'on se penche sur l'histoire des systèmes productifs et des conditions de travail. Leur changement récent mais profond, qui a fait émerger les risques psychosociaux, nécessite désormais une approche économique.

E & C : Vous avez participé récemment à un colloque intitulé «Histoire(s) de la santé au travail» (1). En quoi cette mise en perspective historique est-elle utile à la communauté scientifique ?

Hélène Sultan-Taïeb : A travers les affaires de la silicose puis de l'amiante, on a pu constater à quel point il est préjudiciable de ne pas tirer les leçons de l'Histoire. L'analyse détaillée des évolutions permet aussi de mieux sensibiliser les acteurs de l'entreprise, en combattant des idées fausses. L'une d'elles, assez répandue, est que les risques physiques auraient diminué au cours du XXe siècle et, a fortiori, de nos jours. Certains pensent, ainsi, que la mécanisation, le développement des équipements de protection, une réglementation plus rigoureuse... ont fortement fait diminuer les risques. D'autres croient que l'automatisation a réduit le recours au travail à la chaîne. Or, ce type d'organisation joue toujours un rôle significatif : en 1998, il concernait 10 % des ouvriers, contre 11 % en 2005 (2). Le port de charges lourdes a augmenté, lui, de manière significative, pour les ouvriers mais aussi pour les employés administratifs ! L'enquête Sumer a également montré que l'exposition aux risques chimiques augmente, notamment dans les secteurs de la construction et de l'agriculture. Les préventeurs des Cram, enfin, se disent inquiets de voir, sur le terrain, l'augmentation des problèmes de santé liés aux produits cancérogènes-mutagènes-reprotoxiques (CMR). Dans certains cas, le progrès crée de nouveaux risques.

E & C : Les plus répandus ne sont-ils pas les risques psychosociaux, qui ont des causes plus diverses ?

H. S.-T. : Tout à fait. L'augmentation des risques psychosociaux - très significative depuis les années 1990 - correspond bien à un changement profond de la réalité des conditions de travail et des systèmes de production. Il prend plusieurs formes et relève davantage de facteurs structurels que conjoncturels. Le travail s'est intensifié par une accélération des rythmes et par une multiplication des contraintes et des objectifs à atteindre. La notion de «client-roi» conduit à vouloir répondre d'une manière de plus en plus individualisée à la demande, mais aussi le plus rapidement possible... donc de façon standardisée. Parallèlement aux contraintes industrielles traditionnelles, s'ajoutent des normes de plus en plus systématiques et exigeantes.

Les enquêtes «conditions de travail», menées en France périodiquement depuis 1978, montrent une aggravation très significative des risques psychosociaux, sans précédent dans l'Histoire, de par la conjonction de multiples facteurs. En 1984, par exemple, seuls 28 % des salariés déclaraient subir un rythme soutenu et des délais stricts imposés par une contrainte extérieure. En 1998, ils étaient 54 %. En 2005, cependant, cette intensification du travail a marqué le pas, car on avait sans doute atteint un maximum (2). On dresse le même constat à propos des tensions avec le public. En revanche, ce qui ne cesse de s'aggraver, ce sont les inégalités entre catégories socioprofessionnelles : les ouvriers ont été, entre 1998 et 2005, de plus en plus concernés par un rythme de travail imposé par des normes ou avec des délais inférieurs à une heure. Dans le même temps, la proportion d'autres salariés concernés par ce facteur majeur de stress se stabilisait.

E & C : Ces connaissances historiques permettent-elles d'élaborer des solutions nouvelles ?

H. S.-T. : Faire appel à l'Histoire nous permet de voir, avec Damien Sauze, également de l'université de Bourgogne, comment les risques psychosociaux ont émergé dans le débat social et sont devenus un objet d'étude pour différentes disciplines, comme l'épidémiologie, dès les années 1970, puis, plus tardivement, la sociologie et l'économie de la santé. Le changement de nature des conditions de travail a rendu nécessaire l'élaboration d'outils de mesure, de statistiques.

L'analyse historique étendue au champ international permet aussi de développer des comparaisons entre la situation en France et celle des autres pays. Ainsi, nous, Français, en sommes encore à développer les observatoires du stress, à mesurer, à parler d'une nécessaire prise en compte... alors qu'au Québec, par exemple, on a cessé d'effectuer des mesures qui ne soient pas directement liées à une intervention concrète sur l'organisation et le management. En effet, lorsque l'on mesure, on permet à une certaine parole d'émerger, on évoque des solutions envisageables... On crée, ainsi, une attente qui peut s'avérer ensuite contre-productive si l'on déçoit les salariés en ne faisant rien. Si certains dirigeants français sont dans le déni face aux risques psychosociaux, d'autres se sont approprié le questionnaire de Karasek relatif au stress professionnel (3), et il existe de vraies volontés de communiquer en interne et d'intervenir à ce sujet.

E & C : Quel est, aujourd'hui, le type d'intervention le plus porteur d'avenir ?

H. S.-T. : Il est urgent de dépasser les seules considérations sanitaires et éthiques, pour mettre en lumière le véritable intérêt économique des entreprises et de la collectivité à prévenir les risques psychosociaux. Pour l'année 2000, nous avons évalué à 3 600 le nombre de décès imputables au stress professionnel (selon la définition de Karasek) et à 400 000 les cas de pathologie, ce qui a représenté 3,5 millions de journées de travail perdues dans l'année en France (4).

Il est temps de lancer des recherches sur l'impact des interventions de prévention, en mettant en balance leur coût et les gains constatés. Pour cela, toutes les disciplines ont un rôle à jouer : économistes de la santé, ergonomes, sociologues, DRH, managers, épidémiologistes...

(1) Septembre, Le Creusot.

(2) Chiffres Dares.

(3) Job content questionnaire, Robert Karasek, université du Massachussets, 1990.

(4) «Modeling the economic burden of diseases imputable to stress at work», European journal of health economics, Béjean S., Sultan-Taïeb H., 2005.

PARCOURS

• Hélène Sultan-Taïeb est enseignante-chercheuse en économie de la santé à l'université de Bourgogne (Dijon) depuis 2002. Elle est membre du Laboratoire économie et gestion (Leg) du CNRS.

• Elle est également responsable scientifique d'un contrat de recherche ANR (Agence nationale de la recherche) sur l'évaluation du coût du stress professionnel.

LECTURES

Les désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme, P. Askenazy, Seuil, 2005.

Démarche stratégique de prévention des problèmes de santé mentale au travail, J.-P. Brun, C. Biron, H. Ivers, rapport de recherche IRSST, 2007 (<www.irsst.qc.ca>).

La recherche et l'action en santé au travail. Idées ancrées et nouveaux obstacles, S. Volkoff, Revue française des affaires sociales, 2008.

Photos : Studio Lem/Plein titres

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