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L'entreprise cherche à faire «travailler» le consommateur

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 27.01.2009 |

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L'entreprise cherche à faire «travailler» le consommateur

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La séparation sémantique entre «travailler» et «consommer» tend à s'estomper. Pour accéder à un bien ou à un service, la participation du consommateur est de plus en plus sollicitée et organisée par l'entreprise productrice. Parfois, jusqu'à lui faire prendre la place du salarié...

E & C : Travailler et consommer semblent deux processus économiques opposés et, cependant, vous parlez du «travail du consommateur». Comment justifiez-vous ce concept ?

Marie-Anne Dujarier : Tout le monde a, un jour ou l'autre, rangé son plateau-repas chez Mc Do, émis sa propre carte d'embarquement avant de prendre l'avion ou pris un billet de train à un distributeur automatique. Il s'agit, en fait, d'un véritable travail, correspondant à une stratégie productive de l'entreprise. C'est ce que j'appelle l'autoproduction dirigée : le fournisseur, externalise des tâches relativement simplifiées vers le consommateur qui réalise, pour lui-même, des tâches productives, sur indication de l'entreprise.

Une autre manière de faire est la coproduction collaborative. Ici, l'entreprise capte dans la foule des consommateurs - le plus souvent par Internet - des informations et des productions - photos, vidéos, textes... -, dont elle peut tirer profit en les revendant. Le consommateur contribue, par exemple, à enrichir les bases de données marketing en participant à des tests et à des études de produits ou de services. Il permet, ainsi, à l'entreprise, d'optimiser l'offre.

Il existe une troisième forme de travail du consommateur, plus subtile, le travail d'organisation. Par ce terme, je désigne tout ce que doit faire un consommateur pour arriver à consommer quand il rencontre des contradictions. Il construit alors des solutions pratiques, subjectivement et socialement acceptables. C'est le cas, par exemple, quand il est amené à comparer des offres a priori difficilement comparables, à se démener pour se défaire d'un abonnement devenu indésirable, quand il cherche à acheter écolo ou éthique, voire lorsqu'il essaye d'aider un autre utilisateur qui ne parvient pas à obtenir le service souhaité d'un des nombreux self-services que notre société propose. De gré ou de force, le client «y met du sien» pour que ça marche, et chacun sait à quel point cette tâche peut parfois être rude.

E & C : Au-delà du temps passé par le consommateur, s'agit-il vraiment d'un travail au plein sens du terme, puisqu'il n'y a pas de rémunération ?

M.-A. D. : Dans ces trois cas de figure, l'idée est de faire travailler une main-d'oeuvre gratuite abondante et disponible. Dans les trois cas aussi, ce que doit faire le consommateur pour travailler est minutieusement organisé et encadré par les fournisseurs. Les spécialistes du marketing le considèrent comme un «quasi-employé» et cherchent à le rendre performant. Les automates sont de plus en plus «intelligents» et leurs interfaces simplifiées. Ils prescrivent le travail que doit faire le consommateur, et ce, très finement. Ces prescriptions de travail sont souvent fondues dans les systèmes d'information : «choisissez une option», «insérez votre carte», «patientez», «veuillez recommencer», «remplissez ce questionnaire»...

L'activité du consommateur est, en outre, étroitement surveillée par ces mêmes systèmes électroniques, mais aussi par des vigiles, caméras ou employés de proximité. Comme le salarié, il est sommé d'être «autonome et responsable» dans son activité de coproduction. Avec Internet et le numérique, le citoyen est équipé d'outils de production et d'échange. Il peut même, souvent, collaborer de chez lui et partager ses productions.

Mais, bien qu'ayant toutes les caractéristiques d'un travail, cette activité n'est effectivement pas rémunérée comme telle. Par exemple, celui qui réalise lui-même ses opérations bancaires en ligne ne paye pas moins cher - voire, parfois, plus cher - que celui qui s'adresse à un guichet. De même, l'internaute qui rédige un article pour un journal en ligne n'est-il pas payé comme le serait un journaliste. Des petits cadeaux ou réductions peuvent inciter à travailler. Mais ce ne sont ni des salaires ni des honoraires. A cet égard, on peut parler de travail dissimulé.

E & C : Quelles peuvent être les incidences sur les salariés en place ?

M.-A. D. : Elles portent sur la quantité et la structure des emplois mais également sur les conditions de travail. L'autoproduction dirigée a un impact direct sur le travail des employés au contact de la clientèle - guichetiers, caissiers, serveurs... Ces emplois sont souvent remplacés par le couple «automate-consommateur», tandis que les activités de conception, d'une part, et d'encadrement du consommateur, d'autre part - surveillance et formation, essentiellement -, sont renforcées.

Dans l'autoproduction dirigée comme dans la coproduction collaborative, le travail des amateurs vient chahuter et, souvent, inquiéter les professionnels en donnant l'impression que n'importe qui peut faire leur travail de guichetier, caissier, journaliste, photographe, publicitaire ou vidéaste, par exemple.

Enfin, concernant les conditions de travail, il faut souligner l'importance prise par la rhétorique du «client roi». Bien que le consommateur soit de plus en plus «attrapé», «capté», «fidélisé» et fiché par les dispositifs marketing, il est, en même temps, déclaré «roi». Cette drôle de métaphore a, en fait, une fonction managériale précise. En effet, un client fait «roi» exerce une pression et un contrôle importants sur les professionnels. Dans bien des cas, il fait fonction de contremaître de proximité : il pousse à l'accélération de la cadence, surveille la qualité et la productivité à chaque moment. Or, le travailleur ne peut pas contester les exigences du «client roi». N'est-il pas aussi ce client-là dès qu'il est sorti du travail ?

PARCOURS

• Marie-Anne Dujarier est sociologue du travail et des organisations, maître de conférences à l'université Paris-3 et à l'Ecole polytechnique. Elle est chercheure au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Cnam-CNRS).

• Elle a, notamment, publié L'idéal au travail (sujet de sa thèse de doctorat), sous la direction de Vincent de Gaulejac (PUF, 2006), et Le travail du consommateur (éditions La Découverte, 2008).

LECTURES

Une histoire du marketing, Franck Cochoy, La Découverte, 1999.

La société des individus, Norbert Elias, Pocket, 1997.

FILM

Le client roi (Europcar : 7 000 serviteurs pour 5,5 millions de rois...), réalisé par René Baratta, produit par Cinétévé, 2003.