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« Les hommes ne sont pas des ordinateurs programmables »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 02.03.2010 |

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« Les hommes ne sont pas des ordinateurs programmables »

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Plusieurs facteurs convergent pour expliquer l'augmentation de la souffrance et de la violence au travail. La notion même de «capital humain» sous-entend des salariés gérés comme des machines ; leur capacité d'agir collectivement est menacée ; l'individualisation ne permet plus d'avoir un horizon partagé qui donne sens aux efforts de chacun.

E & C : Selon vous, le néolibéralisme tend à traiter les salariés comme des choses, du «capital humain». Pouvez-vous préciser cette notion ?

Alain Supiot : La notion de capital humain nous vient de Staline. Dans un discours prononcé en 1935, il déclarait que « de tous les capitaux précieux existant dans le monde, le plus précieux et le plus décisif, ce sont les hommes ». A la même époque, Hitler se souciait, quant à lui, d'élever la qualité du « matériel humain » dont disposait l'Allemagne. L'un et l'autre ont été les héritiers du type de management expérimenté à grande échelle lors de la première guerre mondiale : celui de la gestion industrielle de la «ressource humaine». Gérer les hommes comme du bétail ou des machines n'est donc nullement le propre de l'ultralibéralisme. La nouveauté, depuis Les temps modernes ou Metropolis, est que, sous l'empire de la cybernétique et des mirages de la quantification, on veut y voir des machines intelligentes et réactives. Mais les hommes ne sont pas des ordinateurs programmables. A vouloir les traiter comme tels, on s'expose à des formes inédites de souffrance et de violence - comme le montre la montée en puissance des problèmes de santé mentale au travail.

E & C : Dans le même temps, la capacité collective des salariés à agir sur leur propre sort vous semble menacée. De quelle manière ?

A. S. : C'est, plus généralement, la capacité d'agir qui est menacée, dès lors que l'on traite les hommes comme un matériau flexible et réactif et non comme des êtres libres et créatifs. Et cela vaut non seulement pour les travailleurs, mais aussi pour les entrepreneurs, dès lors qu'ils se trouvent soumis à la dictature des marchés financiers - à laquelle échappent largement, il faut le souligner, les grands pays émergents que sont la Chine et l'Inde. Faire de la maximisation des utilités individuelles la seule norme commune ne peut, à terme, que disloquer les collectivités de travail. Pour agir efficacement ensemble, il faut que cette action commune tire son sens d'un but dont la valeur est reconnue de tous. L'addition des gains individuels ne fournit pas cet horizon partagé qui donne sens à la vie et aux efforts de chacun. Ce problème se pose aussi bien aux entreprises qu'aux syndicats, mais il est aggravé pour ces derniers par la mise en concurrence délibérée de tous les travailleurs à tous les niveaux de la vie économique.

E & C : Pouvez-vous préciser le lien que vous faites entre la dégénérescence corporatiste du syndicalisme et la montée de la violence ?

A. S. : Cette dégénérescence - qui n'est, au fond, que la contamination du syndicalisme par la doctrine ultralibérale de la maximisation des utilités - est un phénomène réel, mais localisé dans certains segments de la fonction publique. La critique contre les syndicats français est facile et souvent injuste. Il est vrai qu'ils sont faibles et divisés. Mais les principaux d'entre eux gardent avec les réalités socio-économiques du pays un contact que les partis politiques ont largement perdu. Et les grandes confédérations continuent d'être animées par une idée de l'intérêt général qui justifie pleinement la place que nos institutions accordent à l'idée de démocratie sociale. C'est donc bien plutôt la désyndicalisation qui a un lien avec la violence anomique ou identitaire. Propres aux sociétés démocratiques, la représentation, l'action et la négociation collectives sont des mécanismes de conversion des rapports de force en rapport de droit. Privé de ces mécanismes, le profond sentiment d'injustice qui résulte de l'insécurité économique et du creusement vertigineux des inégalités fait ressurgir les formes les plus diverses et les plus extrêmes de nationalisme et de communautarisme. Ce n'est pas un hasard si la Déclaration de Philadelphie a tiré de la Seconde Guerre mondiale une leçon déjà affirmée à l'issue de la Première : « Une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale. »

E & C : Vous avez été l'un des premiers à défendre l'idée de droits sociaux attachés à la personne plutôt qu'à son statut de salarié. Pensez-vous que les évolutions du droit du travail vont dans ce sens ?

A. S. : Les idées d'état professionnel des personnes et de droits de tirage sociaux, avancées dans notre rapport intitulé «Au-delà de l'emploi», procédaient non d'une utopie, mais de l'analyse de certaines évolutions du droit du travail déjà perceptibles dans divers pays d'Europe occidentale à la fin des années 1990. Ces évolutions procèdent de facteurs objectifs et c'est pourquoi la sécurisation des parcours professionnels s'est imposée, depuis, au législateur et aux partenaires sociaux comme l'une des questions clés du droit du travail. Mais la mise en oeuvre de ces nouvelles sécurités se présente, évidemment, sous un jour différent selon que l'on raisonne en termes de «capital humain», de flexibilité et d'employabilité, ou bien en termes d'êtres humains, de liberté, et de capacités professionnelles. Cette seconde perspective, qui est la seule conforme au principe de dignité humaine, oblige à prendre en considération toutes les formes de travail et pas seulement le travail qui s'achète et qui se vend sur le marché de l'emploi. Le financement de cette sécurisation ne peut avoir une source unique, car il relève de politiques sectorielles différentes - formation professionnelle, politique familiale, solidarité civile - et suppose donc la mobilisation d'institutions différentes. En revanche, si l'on veut que les droits de tirage sociaux ne soient pas l'apanage des salariés des grandes entreprises ou des plus qualifiés, leur gestion suppose l'institution d'un «tiers» au contrat de travail, qui, à l'instar de la Sécurité sociale en matière de risques physiques, est en charge de la mutualisation des coûts et garant des droits sur la totalité de la vie de travail.

PARCOURS

• Alain Supiot dirige l'Institut d'études avancées de Nantes, une fondation de recherche qui accueille en résidence scientifique des savants venus des cinq continents. Ses travaux portent sur le droit du travail et de la Sécurité sociale et sur la fonction anthropologique du droit. Il est professeur agrégé des facultés de droit et membre de l'Institut universitaire de France.

• Il vient de publier L'esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total (éd. Seuil). Il est l'auteur, notamment, de Tisser le lien social (Maison des sciences de l'homme, 2005), et de Au-delà de l'emploi : transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe (Flammarion, 1999).

LECTURES

L'avenir du capitalisme, Jean-Luc Gréau, Gallimard, 2005.

Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Louis Dumont, Seuil, 1983.

La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), Karl Polanyi, Gallimard, 1983.