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Enquête

L'AVANCE SALARIALE DU PRIVE FOND A VUE D'ŒIL

Enquête | publié le : 01.04.1999 | Muriel Szac

Compétitivité et productivité obligent, le personnel des entreprises privées n'est pas à la fête : horaires à rallonge, salaires peau de chagrin, emplois fragilisés… Alors qu'à l'abri du secteur public les acquis des salariés restent globalement préservés.

Elles sont toutes les deux infirmières à Villejuif, dans le Val-de-Marne. Catherine, la rousse, dans le public, et Muriel, la blonde, dans le privé. Catherine Garrivier, 43 ans, travaille depuis vingt-trois ans au sein de l'Assistance publique.

Elle a la charge de neuf patients, dans le service des transplantations du foie à l'hôpital Paul-Brousse. Les malades de Muriel Lardeux sont des cas encore plus lourds puisque cette infirmière de 35 ans travaille dans une unité de soins intensifs du centre anticancéreux Gustave-Roussy. Un institut à statut privé non lucratif. Le secteur privé, au départ, c'était le choix de Muriel. En 1988, en débutant, elle a refusé un poste à l'Assistance publique. La rémunération et les conditions de travail lui semblaient plus attractives au centre anticancéreux. Dix ans après, elle déchante : « Avec la politique actuelle de réduction des coûts, le privé ne me paraît plus du tout enviable. Nous n'avons plus les moyens de faire notre métier correctement. » Muriel dénonce la « course à la rentabilité » qui comprime les effectifs et alourdit de plus en plus les tâches des soignantes. Au détriment de la relation avec le malade. Lorsqu'elle est arrivée dans son service, il y avait quatre malades en chirurgie et quatre autres qui passaient juste des examens. Désormais, ce sont huit patients en chirurgie lourde qui occupent tous les lits. Sans augmentation de personnel…

Les primes, spécialité du secteur public

Autre exemple : la nuit, une infirmière sur deux est intérimaire, tandis qu'à Paul-Brousse, on ne dépasse pas encore les 10 %. Mais, dans cet hôpital public, les mises à temps partiel, de plus en plus nombreuses, ne sont pas compensées. Et, pourtant, l'établissement réalise de plus en plus d'interventions lourdes, non rentables pour les cliniques privées. Résultat : les soins techniques augmentent en complexité.

« Dans les nouvelles fiches d'évaluation, où il faut codifier chaque acte effectué auprès du malade, aucune case n'est prévue pour le relationnel », déplore Catherine.

Côté feuille de paie, Muriel grince des dents. Dans le privé, les salaires de base sont traditionnellement supérieurs. Mais l'avance salariale sur le public ne cesse de se réduire. La convention collective spécifique aux vingt centres anticancéreux français, dénoncée en 1997, vient d'être remplacée, le 1er janvier 1999, par un texte ratifié par une seule organisation syndicale. La nouvelle grille baisse toutes les rémunérations pour les nouvelles embauchées et leur retire la prime d'assiduité, équivalant à un treizième mois. De plus, le bonus de 500 francs par mois, versé à toutes les infirmières « au lit du malade », disparaît. Pour l'instant, Muriel garde une courte tête d'avance sur Catherine. Elle a dix ans d'ancienneté en moins, mais elle gagne à peu près le même salaire annuel – 173 000 francs contre 177 379 francs pour Catherine.

Malgré la revalorisation de 1 000 francs obtenue en 1993 à la suite de la grande grève des infirmières, le salaire de base de Catherine, en fin de carrière, est de 13 072 francs par mois. Mais, comme toujours dans la fonction publique, s'y ajoute une kyrielle de primes : contagion, Veil, sujétion spéciale, indemnité de résidence, supplément familial, etc. Au total, plus de 15 % des revenus de Catherine ne sont pas intégrés à son salaire. Ils ne compteront pas pour le calcul de sa retraite. Mais elle cessera de travailler à 55 ans tandis que Muriel n'aura le droit de partir qu'à 60 ans.

Parmi les nouveautés, Muriel évoque une prime « au mérite », résultant d'un entretien annuel avec le supérieur hiérarchique. Elle existe déjà pour Catherine, à Paul-Brousse : tous les six mois, elle touche une enveloppe dont le montant dépend de la note attribuée par son chef de service. Mais le personnel de l'Assistance publique bénéficie d'un autre avantage : les soins gratuits. À ce titre, il ne cotise qu'à hauteur de 3 % pour la Sécurité sociale au lieu de 14 % pour le commun des salariés. Un bonus supplémentaire de 10 % pour les infirmières fonctionnaires.

Les journées d'une infirmière à statut privé sont généralement plus longues que celles d'une soignante fonctionnaire. Tout simplement parce que les services de douze heures d'affilée se généralisent dans le privé. Ainsi, Muriel reste à son poste de 7 heures à 19 heures non-stop, tandis que Catherine travaille huit heures par jour (de 6 heures à 15 heures, en déduisant l'heure de repas). « Douze heures de suite, cela doit être vraiment épuisant », s'exclame Catherine. Mais Muriel, célibataire, sans enfants, ne s'en plaint pas trop : avec son roulement, elle alterne les « grandes » semaines de soixante heures avec les « petites » de vingt-quatre heures, et elle ne travaille jamais plus de trois jours de suite. Pour l'instant, Muriel a le choix. Mais nombreuses sont les cliniques privées où les douze heures sont imposées.

Et puis, dans ce métier, il y a les récupérations. Mais il faut pouvoir les prendre. « J'ai épuisé en 1998 mon stock de 1996 », lance Muriel. C'est le manque d'effectifs qui l'empêche d'utiliser les congés à sa guise. Catherine affirme avoir de plus en plus de difficultés à obtenir ses jours de repos, ce qui est nouveau. « Cette année, il y en a dix-huit que je n'ai pas pu déposer. » L'écart public-privé se creuse aussi en matière de congés. Pour Muriel, la situation vient brutalement de se dégrader. « Nous avons perdu nos deux jours de congés supplémentaires et, dans les propositions actuelles de la direction, même les onze jours fériés légaux disparaîtraient. » Rien à voir avec le régime de Catherine.

À l'hôpital Paul-Brousse, les salariés bénéficient de neuf jours de plus, dont mardi gras et la fête des Mères. Les horaires et les conditions de travail sont plus lourds pour Muriel, même si le salaire est plus léger pour Catherine. Les différences sont clairement au désavantage de l'infirmière du privé. « C'est tout de même passionnant de travailler dans cet institut », dit Muriel. « Moi, je me régale toujours, confie Catherine. Je veux rester auprès du patient. Je ne ferais rien d'autre pour tout l'or du monde. »

Plus de treize heures d'amplitude horaire

Une sorte de vocation, c'est aussi ce qu'a ressenti Patrick Werbrouck. Enfant, ce fils d'ouvrier rêvait de conduire un bus. C'est pourtant dans le bâtiment qu'il a commencé à travailler, lorsqu'il a quitté l'école à 13 ans et demi. De la maçonnerie à la carrosserie automobile, d'un boulot à l'autre, Patrick est passé par la case chômage. Il en a profité pour décrocher son permis de transport en commun.

Déjà trop âgé pour entrer à la RATP, il a finalement trouvé un emploi à la société des Autocars de Marne-la-Vallée (AMV), en 1989. À 40 ans, il s'est enfin assis au volant d'un bus. Patrick fait partie des quatre-vingt-onze chauffeurs des AMV, une compagnie filiale du groupe Transdev, l'un des plus gros transporteurs privés de voyageurs en France. Mais sa déception est énorme. « J'ai découvert qu'on ne pouvait pas avoir de vie de famille. Ni même de vie tout court. La seule chose qui compte, c'est le rendement. »

Patrick a le verbe haut. Il est aujourd'hui syndiqué à la CFDT, comme Joël Ducrot. Mais, lorsque ce dernier parle de son entreprise, il ne lui jette pas l'anathème. Il est conducteur, comme Patrick, mais dans le public, à la RATP, depuis seize ans. « C'est plutôt une bonne boîte, même si notre métier est de plus en plus stressant », reconnaît-il. Joël refuse pourtant de se considérer comme un nanti. De même que tous les chauffeurs de bus, il se plaint de ses horaires. Mais son homologue du privé est encore plus mal loti que lui : 37 heures de travail hebdomadaire chez AMV contre une moyenne de 33 h 45 à la RATP. Conducteurs du privé et du public subissent les mêmes contraintes : les services fractionnés. Ils roulent le matin et reprennent après une coupure de quelques heures en fin d'après-midi.

S'ils habitent trop loin du dépôt, ils ne peuvent même pas aller chez eux entre les deux périodes de travail. Mais la grande différence, c'est qu'à la RATP on passe de services directs en services fractionnés selon les roulements. Il y a donc des bonnes et des mauvaises semaines. Tandis que chez AMV il n'y en a que des mauvaises : presque tous les services sont fractionnés. En effet, il s'agit de transporter les gens à leur travail le matin et de les ramener le soir. Pour qu'un trajet soit rentable, il faut au moins une trentaine de passagers. D'où cette coupure obligatoire. Si le temps de conduite ne dépasse jamais 6 h 50 par jour, l'amplitude de travail atteint 13 h 45 ! Ceux qui habitent loin traînent en attendant de retrouver leur volant. Dans cette compagnie privée, personne n'a de ligne attitrée, contrairement à la RATP où seuls les débutants effectuent des parcours différents. De plus, chez AMV, les services, même programmés, ne cessent d'être modifiés, y compris la veille. Impossible de prévoir quoi que ce soit, alors qu'à la RATP Joël connaît ses roulements un an à l'avance. Il travaille une quinzaine de dimanches par an, tandis que ceux d'AMV en effectuent à peine une dizaine. Mais les chauffeurs du privé sont de service un samedi sur deux.

Joël a en horreur les horaires élastiques. Cuisinier de formation, il espérait, lorsqu'il est entré à la RATP, à l'âge de 28 ans, rééquilibrer sa vie privée. Peine perdue. « Souvent, lorsque l'on se lève, les enfants dorment encore. L'après-midi, quand on est à la maison, ils sont à l'école. Le soir, on repart à 17 heures, juste avant leur retour, pour revenir quand ils sont endormis. » Les congés s'étalent de juin à septembre. « Ma femme n'avait que le mois d'août. Du coup, nous partions rarement en vacances ensemble. » Alors Joël ne veut surtout pas être traité de privilégié. « Celui qui pense cela n'est pas dans son bus, à 1 heure du matin le soir du réveillon de Noël. Je veux bien perdre mes avantages si on m'offre des horaires de bureau, mes week-ends et mes jours fériés. » Seulement voilà, Patrick, lui aussi, peut se trouver au volant la nuit de Noël. Sans bénéficier des mêmes compensations.

En retraite cinq ans plus tôt

Si les horaires sont contraignants de part et d'autre, ils donnent lieu à beaucoup moins de récupérations dans le privé. À la RATP, tout est enregistré à la minute près. Chaque dépassement de service, chaque retard sur la ligne est comptabilisé en minutes supplémentaires. Un jour férié travaillé permet d'engranger 396 minutes. Au total, un machiniste peut accumuler presque vingt-cinq jours de récupération par an. « Nous avons un compteur temps, rigole Patrick, mais seules les heures supplémentaires au-delà des 39 heures hebdomadaires déclenchent des repos compensateurs. Cela m'a procuré une semaine l'an dernier. »

Côté carrière, pour Patrick, c'est la portion congrue. Avec ses neuf ans de maison, il n'a droit qu'à cinq ans d'ancienneté. Et il n'a bénéficié pratiquement d'aucune progression : « J'ai été embauché à l'indice 140 et je finirai au même indice. Quant au salaire, il augmente de 8 % du taux horaire en quinze ans. Et c'est tout. » Aux antipodes, Joël peut prévoir son évolution de salaire sur vingt ans. Les dix échelons sont gravis de manière automatique, à raison d'un tous les deux ans. Chacun d'entre eux entraîne une augmentation de 250 francs. Par ailleurs, des échelles sont attribuées au mérite, à la discrétion du chef de ligne.

La feuille de paie ne comble pas non plus le fossé entre les deux chauffeurs. Au bout de neuf années de maison, Patrick touche 115 000 francs net par an. Joël, avec seize ans d'ancienneté, gagne 140 000 francs net. Mais ses revenus sont constitués en grande partie par des primes, non comptabilisées pour la retraite. Chez AMV, les primes ont toutes été intégrées dans le taux horaire, passé de 39 francs l'heure à 54,93 francs brut à l'embauche. De même, les dimanches travaillés sont payés double et les jours fériés triple. Un avantage réel par rapport à la RATP. « Nous avons obtenu cela après une grève de cinq semaines en 1996. Et nous sommes atypiques dans le monde des transporteurs privés », précise Patrick.

Comme AMV dépend de la convention collective du transport routier des voyageurs, les conducteurs peuvent désormais, depuis la dernière grande grève, prendre leur retraite à 55 ans, après trente ans de conduite. Le machiniste de la RATP a de quoi faire bien des envieux. Il peut partir en retraite à 50 ans, avec vingt-cinq ans de métier. « On aimerait avoir le même statut qu'eux, plaide Patrick. Ils ont la sécurité de l'emploi, et pas mal d'avantages que nous n'avons pas. Et, pourtant, notre métier est aussi dur. Dans mon imagination, conduire un bus, c'était quelque chose de plus joli. »

Entre 35 et 37 heures dans la fonction publique

Horaires allégés, congés supplémentaires : en matière de durée du travail, les agents du public sont logés à meilleure enseigne que leurs homologues du privé.

Quand ils font le décompte de leurs heures de travail, ils déclarent un nombre inférieur à celui du privé, relève l'Insee.

L'écart est significatif chez les cadres : alors qu'en entreprise ceux-ci déclarent travailler près de 46 heures en moyenne par semaine, leurs collègues du public affirment ne pas dépasser 43 heures. Mais c'est surtout en matière de congés que les fonctionnaires sont les mieux lotis. Rendu public en février, le rapport Roché souligne que « la plupart des fonctionnaires bénéficient d'un nombre de jours de congés supérieur à la norme ».

Ce privilège résulte d'une « accumulation de mesures ponctuelles ou diversifiées » dans chaque secteur, mais aussi d'un certain laxisme dans le contrôle des horaires. Lissé sur l'année, le temps de travail des fonctionnaires s'échelonne ainsi plutôt sur une durée comprise entre 35 et 37 heures par semaine.

Salaires à deux vitesses depuis 1988

Heureux fonctionnaires ! Depuis 1988, ils ont bénéficié d'un sérieux rattrapage de leurs rémunérations, au moment même où celles des salariés du privé subissaient une sévère inflexion. Ce rattrapage intervient, il est vrai, après plusieurs années de gel salarial. Au total, entre 1990 et 1996, les fonctionnaires ont vu le pouvoir d'achat de leur salaire net progresser de 5,9 %, alors que celui des salariés du privé diminuait de 1,3 %. Deux facteurs y ont concouru. D'abord, les plans de revalorisation généreusement accordés, dans les années 1988-1991, par la gauche sous la pression de divers mouvements sociaux : enseignants, infirmières.

Au final, tous les fonctionnaires ont bénéficié d'augmentations.

Autre facteur favorable au public : les prélèvements sociaux. Les fonctionnaires, qui ont toujours moins cotisé que les salariés du privé (leurs primes étant ainsi exemptées de tout prélèvement), ont été épargnés par l'augmentation des charges exercée, au cours des dernières années, sur les salaires du privé, par les partenaires sociaux. Notamment au titre de l'équilibre financier du régime des retraites complémentaires et de l'assurance chômage.

En 1996, ces prélèvements représentaient en moyenne 16 % du salaire brut des agents publics, contre plus de 21 % pour les salariés du privé.

Auteur

  • Muriel Szac