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Les nouveaux territoires de la micro

Dossier | publié le : 01.03.2000 | V. L.

Docks, prisons, exploitations agricoles… l'informatique sort des bureaux et n'épargne plus aucun secteur ni métier. Non sans conséquences sur le travail : plus abstrait, plus intense, il laisse aussi moins d'autonomie au salarié.

Il n'avait jamais cliqué sur une souris de sa vie. Et pourtant, aujourd'hui, Bruno Boutard, gardien d'immeuble employé par l'Opac (Office public d'aménagement et de construction) de Seine-Maritime, pratique la micro à haute dose. Encaissement des loyers, commande de réparations courantes, gestion des sept concierges et employés d'immeubles qui dépendent de lui : toutes ses missions s'informatisent peu à peu. Un intranet, baptisé Encaissnet, installé en mars 1999, lui permet de rentrer directement le montant des loyers dans son ordinateur grâce à un code-barres placé sur les avis d'échéance des locataires. Et un autre système, Entranet, le relie directement aux quelque 70 entreprises qui travaillent régulièrement avec l'Opac. Résultat, Bruno Boutard passe la moitié de son temps de travail les yeux rivés sur l'écran. Une sacrée révolution, qu'il n'est pas le seul à vivre.

« La révolution technologique touche tous les secteurs, indique Olivier Las Vergnas, délégué à l'insertion, à la formation et à l'activité professionnelles à la Cité des métiers, à Paris (1). Nous connaissons aujourd'hui une transformation du travail de la même ampleur que celles qu'ont vécues nos aînés au moment de l'apparition de la machine à vapeur, de la robotique ou de la bureautique. » Les nouvelles technologies, et davantage encore le mariage de l'informatique et des télécommunications, ouvrent en effet de nouveaux horizons à des métiers jusqu'alors épargnés par cette grande révolution.

Conséquence, l'ordinateur n'est plus cantonné à la gestion administrative et comptable. Il sort des bureaux pour apparaître dans des lieux a priori incongrus : des champs de céréales, des quais de ports, des couloirs de prisons, des taxis. Et il touche pratiquement tous les niveaux de qualification. Sur le port de Marseille-Fos-sur-Mer, par exemple, les dockers vivent ces bouleversements technologiques. « Depuis cinq ans, ils saisissent, au moment de la réception de la cargaison, les numéros des conteneurs dans le réseau informatique qui assure le suivi physique, administratif et douanier des marchandises », précise Michel Llassera, chef de service à Fos et auteur d'un ouvrage au titre évocateur : Dockers : du sac à l'ordinateur.

À la Santé, des bornes tactiles pour les familles

Si les nouvelles technologies, synonymes d'amélioration des délais et de réactivité plus grande, continuent à se généraliser et à toucher d'autres métiers, c'est notamment en raison de la chute vertigineuse du prix des micros au cours des dernières années. « Nous nous étions mis à sept pour acheter notre premier ordinateur, dans les années 80, sourit Daniel Carlier, agriculteur en Champagne berrichonne. Il nous avait coûté 50 000 francs ! » Aujourd'hui on peut trouver son bonheur aux alentours de 8 000 francs. Bref, le dernier verrou à l'optimisation des coûts et des procédures a sauté. Tous les secteurs d'activité et toutes les tailles d'entreprise sont désormais concernés.

Même l'Administration est en train de rattraper son retard technologique à toute vitesse. À la maison d'arrêt de la Santé, à Paris, certaines tâches sont désormais du seul ressort de l'ordinateur. Les visites des familles de détenus – 850 par jour – sont gérées à 80 % par l'informatique. Les familles ont accès à trois bornes tactiles, installées dans le couloir qui fait office de salle d'attente. Par simple pression sur l'écran, le visiteur sélectionne la date et l'heure de son rendez-vous parmi les choix proposés. Lest automatiquement envoyée sur les quatre PC des surveillants des parloirs. « Auparavant, toutes les familles qui souhaitaient visiter les détenus prenaient rendez-vous par téléphone, expliquent Alfred Mayolle et Michel Junker, deux surveillants de la direction régionale des services pénitentiaires de Lille, concepteurs du logiciel. Les surveillants étaient débordés. Les standards des établissements explosaient régulièrement. Et les familles étaient pendues au téléphone pendant une à deux heures avant de joindre quelqu'un. »

Aujourd'hui, à la prison de la Santé, les surveillants ne jouent plus les standardistes, sauf pour les premières visites ou les demandes exceptionnelles, et n'ont à saisir qu'un minimum d'informations. Mieux, les quatre ordinateurs des parloirs de la Santé sont reliés à ceux des services du greffe – qui administre les arrivées et les départs des prisonniers – et de la détention. Un changement de cellule, deux détenus qui ne doivent pas se croiser… toutes ces informations sont mises à jour régulièrement et stockées sur le réseau. « Ce système nous facilite le travail, reconnaît Pascal, l'un des surveillants affectés aux parloirs. En fait, c'est lors des pannes qu'on se rend compte du progrès. Il y a quelques mois, le logiciel s'est bloqué. Deux agents ont dû passer leurs journées à écrire les listes de rendez-vous à la main ! »

Autre atout, l'informatique se révèle un formidable outil d'aide à la décision. Chaque jour, Bertrand Aguillon, exploitant céréalier à Sammarçolles, dans la Vienne, surfe sur le Web, consulte les cours des céréales, visite des sites commerciaux pour connaître le matériel dernier cri. « Avant, je ne pouvais me pencher sur mes résultats comptables qu'au bout de six mois. Maintenant, je peux suivre l'évolution de mon exploitation au jour le jour. Grâce à mon nouveau logiciel, je calcule mes marges sur chacune de mes parcelles et prévois mieux les doses d'engrais pour l'année suivante. » Bertrand Aguillon a dépensé près de 30 000 francs pour s'équiper, matériel et logiciel compris. « Mais l'économie réalisée sur les doses d'engrais m'a déjà permis de rembourser l'ordinateur. »

La bonne dose d'engrais au bon moment

Daniel Carlier, exploitant céréalier lui aussi, est passé à la vitesse supérieure. Il s'est lancé dans l'agriculture dite de précision, il y a trois ans. « Il s'agit de déposer la bonne dose d'engrais au bon moment, mais aussi au bon endroit. » Pierre angulaire de cette agriculture high-tech : le GPS (global positioning system : « localisation par satellite »). Embarqué sur la moissonneuse-batteuse, il enregistre le rendement de ses cultures au mètre carré près. Parallèlement, des analyses de sols sont réalisées. Un logiciel « mouline » les informations collectées et en déduit les apports d'engrais nécessaires sur chaque zone d'une parcelle, pour un rendement optimal. D'ici peu, Daniel Carlier pourra effectivement déverser au bon endroit la quantité d'engrais ou de solvants indiquée par le logiciel. Mais il constitue encore une exception. En dépit de l'informatisation croissante du secteur agricole, seuls 28 % des agriculteurs sont aujourd'hui équipés d'un micro, et 1,5 % sont connectés à Internet.

Si la majorité de ces nouveaux utilisateurs se réjouissent des possibilités offertes par leurs outils, un grief revient généralement : l'utilisation de l'informatique se révèle très chronophage. « Au lieu de regarder la télévision, le soir, je m'installe devant un autre type d'écran », reconnaît Daniel Carlier. Ceux qui subissent l'arrivée de l'informatique sont moins conciliants. « Bientôt, nous passerons trop de temps devant l'ordinateur et pas assez sur le terrain », prévient Bruno Boutard, de l'Opac de Seine-Maritime. Ce n'est pas tant l'ordinateur qui lui pose problème que les changements engendrés par son arrivée. « Car les technologies sont toujours le bras visible d'autres innovations, assure Yves Lasfargues, directeur du Centre de recherche et de formations pour l'accompagnement au changement (Crefac). Des innovations commerciales, sociales ou organisationnelles. » À l'Opac, le nouvel intranet de gestion des commandes de réparations oblige Bruno Boutard et ses 92 homologues à devenir des techniciens. « Aujourd'hui, ils doivent déceler les raisons d'une panne pour commander la bonne réparation à la bonne entreprise, indique Éric Gimer, sous-directeur financier, comptable et informatique de l'Opac. Ils ne se contentent plus de signaler qu'une porte est cassée. Ils doivent déterminer pourquoi elle ne fonctionne plus. »

Sur le port de Marseille, la nouvelle organisation due à l'utilisation du GPS a également modifié le travail des dockers. Il y a un an et demi, des engins de près de 10 mètres de haut sont apparus sur les quais. Conduits par les dockers, ils sont reliés en temps réel aux bureaux. « L'ordinateur de bord me dit quel conteneur, positionné à un endroit précis du parc, doit être acheminé dans telle zone, explique Patrice Raybaud, docker depuis vingt-deux ans. Une fois la manipulation effectuée, une nouvelle mission s'inscrit sur mon écran. Le but étant de ne jamais rouler à vide. » Auparavant, le docker travaillait avec un livreur qui, plan de chargement à la main, lui indiquait quel conteneur transporter. « Certes, une bonne machine est parfois plus agréable qu'un mauvais livreur, remarque Patrice Raybaud. Mais avant, on allait nous-mêmes chercher la marchandise. » Une nuance de taille. « Les nouvelles technologies rendent le travail de plus en plus abstrait, ajoute Yves Lasfargues. Et, dorénavant, c'est la machine qui donne les ordres. Certains ne comprennent pas ces nouvelles règles du jeu. »

Des temps de formation de plus en plus courts

L'informatique implique une autre façon de travailler, un nouvel état d'esprit. « Si l'on met en route une nouvelle organisation du fait de l'informatisation et que l'on ne prévoit pas un accompagnement au changement, certains ne suivront pas », prévient Pierre Vial, secrétaire général adjoint de l'UCC-CFDT. Or, la plupart du temps, l'introduction des nouvelles technologies ne donne lieu qu'à une petite formation technique sur les principales fonctions du système, quand l'utilisateur ne se les approprie pas par autoapprentissage. « Les temps de formation sont de plus en plus courts, note Yves Lasfargues. Du coup, lorsque les utilisateurs butent sur un problème technique, ils sont persuadés que c'est leur faute. » Et les concepteurs de ces produits ne font rien pour les déculpabiliser. De plus, il n'est pas toujours évident de comprendre les instructions inscrites sur un écran quand on n'a pas l'habitude et qu'on éprouve par ailleurs des difficultés pour lire rapidement. « Dans les entreprises industrielles, 10 à 15 % des salariés ont des problèmes de lecture », rappelle Yves Lasfargues.

Paradoxalement, les nouvelles technologies limitent souvent l'autonomie de l'utilisateur. Tout ce qui est entré dans le système est vu, contrôlé, validé. « La technique en elle-même est neutre. Tout dépend de la façon dont on l'utilise. Les partenaires sociaux devraient y réfléchir ensemble », estime Olivier Las Vergnas, de la Cité des métiers. Or les nouvelles conditions de travail engendrées par l'informatisation restent étrangement absentes du débat social. « Les transformations sont très rapides. Et les institutions sont toujours en retard sur ce que vit la société », observe Hubert Bouchet, secrétaire général de l'Union des cadres et ingénieurs FO.

« Il est urgent d'inventer d'autres unités de mesure du travail salarié qui viennent non pas supprimer l'unité temps de travail au sens traditionnel, mais la compléter », écrit Yves Lasfargues dans son dernier ouvrage, l'Ergostressie, syndrome de la société de l'information. « Il devient nécessaire de mesurer non seulement la durée, mais aussi la densité ou l'intensité du travail. » Pour Hubert Bouchet, « la métamorphose du travail que nous vivons va plus vite que notre capacité à la comprendre ». « C'est vrai à chaque étape technologique : les contemporains d'une technique ne savent pas complètement s'en servir. »

(1) Olivier Las Vergnas est en outre à l'origine d'une série documentaire sur ce sujet intitulée le Temps des souris qui sera diffusée à partir du 24 mars sur France 2.

Auteur

  • V. L.

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