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Enquête

Travailler gratuitement (ou presque)

Enquête | publié le : 01.09.2009 | Anne Fairise

Tout travail mérite-t-il encore salaire ? Heures sup et stages non payés, baisses de salaire, don de jours… La rémunération ne coule pas toujours de source. Et les pratiques du Net brouillent encore les repères.

Grands seigneurs ! Cet été, 7 000 employés de British Airways, soit près d’un sur cinq, ont consenti à baisser leur rémunération, 800 d’entre eux allant même jusqu’à offrir un mois de leur salaire à la compagnie aérienne, pour contribuer au programme de réduction des coûts. À l’image de leur directeur général et de leur directeur financier. Curiosité anglo-saxonne ? Loin de là. Dans l’Hexagone, « 96 % des employés » ont aussi accepté de « gagner moins en travaillant moins », indique le directeur commercial France, Patrick Malval, qui a, lui, renoncé à deux semaines de salaire contre des jours de congé. Mais, de Renault à Hertz, les appels au travail gratuit ou presque gratuit n’ont pas épargné les entreprises, qu’ils passent par le sacrifice de RTT sur l’autel de la crise ou, extrême nouveauté, des fiches de paie allégées. Même si cette pratique du don financier, courante dans les pays anglo-saxons ou scandinaves et souvent pratiquée à grande échelle, passe moins aisément en France.

Les syndicats ne l’entendent pas de cette oreille. Juridiquement, la réduction de salaire ne peut être imposée unilatéralement par l’employeur, puisqu’elle implique une modification du contrat de travail. Chez le loueur de voitures américain Hertz, qui a annoncé, début 2009, 4 000 suppressions de postes au niveau mondial, deux cadres français sur trois (une centaine de personnes) ont opté pour un salaire amputé de 5 à 7,5 % pendant trois mois, selon un sondage de la CGT. « Ils ont agi plus ou moins volontairement. Les pressions ont été fortes », déplore Hervé Garnaud, son délégué central, qui évalue à « 150 000 euros maximum » l’épargne réalisée. Chez Hewlett-Packard-EDS, qui va supprimer 580 emplois, les rangs des volontaires sont plus clairsemés. Pour « préserver l’ambiance », la direction refuse de dévoiler le nombre de managers ayant accepté une baisse de 10 % de leur salaire brut. « Moins de la moitié y ont consenti », estime Jean-Paul Vouiller, de la CFTC, qui pronostique un flop pour la seconde vague de baisse des salaires prévue en septembre chez les non-cadres : « À peine 3 % y sont favorables, selon nos enquêtes. »

Préserver l’avenir de l’entreprise. Le tabou du salaire aurait-il sauté sous les coups de boutoir de cette crise économique inédite ? L’ex-ministre du travail Brice Hortefeux a cru bon, au printemps, de couper court aux polémiques. « Si cela peut permettre de préserver l’avenir de l’entreprise, la diminution de salaire, ça ne me choque pas », a-t-il tranché. À condition, bien sûr, qu’il y ait « une explication et des contreparties ».

En définitive, la crise n’aura fait qu’une chose : rappeler combien le lien entre durée du travail et rémunération – qui veut qu’à une heure travaillée ou à une prestation donnée corresponde une paie bien définie – est depuis longtemps malmené. Les abus nous le rappellent souvent, des salaires astronomiques de certains dirigeants du CAC 40, convertissables en années, voire en siècle de smic, au travail très fréquemment gratuit de trop nombreux stagiaires, dont les tâches, les horaires, voire les responsabilités n’ont rien de si différent de ceux de leurs jeunes collègues dotés d’un CDI. « Trop de stagiaires occupent des postes qui devraient l’être par des salariés en CDI », dénonce toujours Génération précaire, collectif de stagiaires né à l’automne 2005 qui continue de réclamer l’interdiction des stages hors cursus afin de lutter contre le travail dissimulé. Et a réussi à pousser le gouvernement à rendre obligatoire la rétribution des stages de deux mois et plus, dans le public comme dans le privé : 30 % du smic au minimum.

Mais il n’y a pas que les masques blancs des Génération précaire, souvent descendus dans la rue, à avoir récemment rendu visible le travail gratuit ou quasi gratuit de nombreux Français. Les statistiques de la Sécurité sociale le font chaque mois, depuis la promulgation à l’été 2007 de la loi Tepa défiscalisant les heures supplémentaires. Près de deux ans après sa mise en œuvre, les experts sont formels : l’accroissement des heures supplémentaires déclarées correspond, pour la plus grande part, à des heures sup déjà effectuées mais non déclarées comme telles. Selon la Dares, qui vient de réévaluer leur volume en 2006, 44 % des heures sup n’étaient pas déclarées comme telles ! La loi Tepa a donc partiellement blanchi du travail jusque-là non payé. L’abondant contentieux sur les heures sup non rémunérées en est une autre illustration.

L’accroissement des heures sup déclarées depuis la loi Tepa correspond surtout à des heures déjà effectuées mais non déclarées et, donc, non rémunérées

S’il y a toujours eu du travail gratuit subi, le travail gratuit volontaire se porte bien aussi. Comptabiliser ses heures relève de la pure incongruité pour certains cadres surinvestis ou salariés dopés par leur métier. Prenez les concepteurs de jeux vidéo, programmeurs ou game designers. « Faire travailler les créatifs à 35 heures relève de l’impossible », souligne Vincent Meyer, consultant lyonnais et ex-DRH d’Infogrames. Surtout dans les studios de développement, où les dix, onze heures de labeur quotidien sont la norme. « C’est une profession jeune où les salariés sont passionnés et leurs process de travail, peu formalisés », note la fédération F3C de la CFDT, qui veut s’implanter dans le secteur.

Et on ne parle pas des testeurs de jeux et de logiciels, petit boulot pour les uns, occasion de mettre un pied dans l’entreprise pour les autres. « C’était fun, mais pas payé, hormis en jeux vidéo ! » précise un ingénieur, à présent développeur d’applications et de solutions Web pour Xerox. « Quand les individus ont des comportements coopératifs, apparemment spontanés, qui dépassent le cadre de leur contrat de travail, ils sont dans le don, dans un mode d’échange distinct du donnant-donnant », explique Nathalie Richebé, enseignante-chercheuse en sciences de gestion au Ceram de Nice Sophia-Antipolis. Un don qui appelle, en vertu de la théorie développée dans les années 20 par Marcel Mauss, un contre-don, sorte de gratification différée, symbolique ou non : de la reconnaissance, une promotion, une prime…

Le développement des nouvelles technologies rebat encore les cartes. Les internautes, pour le coup non salariés, qui construisent gratuitement des sites Web ou testent gracieusement des produits pour de grandes marques, bousculent les représentations. « Les nouvelles technologies rendent le travail coopératif plus visible. Rémunéré ou non, il a toujours existé. Mais nous l’avons oublié, prisonniers d’une représentation du travail et de la rémunération qui date du XIXe siècle et de l’émergence de la société industrielle », rappelle Armand Hatchuel, spécialiste des sciences de gestion et de l’histoire industrielle à l’École des mines de Paris.

Nouveau rapport à la rémunération. Thierry Maillet, consultant en marketing et auteur de Génération participation(M21 Éditions, 2006), lit dans cette explosion du travail coopératif en 2.0 les prémisses d’un nouveau rapport à la rémunération. « Plutôt que de travail gratuit, il faut parler d’un travail qui n’est pas rémunéré selon les critères habituels. Les internautes s’investissent autant parce qu’ils peuvent se l’autoriser grâce au niveau élevé des revenus de transferts – prestations familiales, allocations chômage, etc. – dans les pays développés. Ils ne cherchent pas un salaire. »

L’intention des internautes est une chose, l’utilisation de leurs contributions, une autre. « Si les contributions des internautes rapportent de l’argent, parce qu’elles attirent de la publicité, vont permettre la constitution puis la vente de fichiers, voire la valorisation boursière du site, elles relèvent du “travail” au sens économique », précise Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail à Paris III, qui a écrit le Travail du consommateur (éd. La Découverte, 2008). Qui sait si les blogueurs ne réclameront pas, demain, aux sites dont ils auront fait la fortune une part des revenus générés ? Comme les participants aux émissions de télé-réalité, hier tout au divertissement, aujourd’hui accrochés à la rétribution de leur prestation.

La télé-réalité, c’est du boulot !

Flâner douze jours au soleil en Thaïlande, dans le cadre paradisiaque de « L’Ile de la tentation », sous l’œil des caméras, c’est du boulot ! Ainsi en a décidé, le 3 juin, la Cour de cassation, qui a demandé la requalification en contrat de travail des conventions signées entre les participants et la société Glem, filiale à 100 % de TF 1. Au grand dam de l’industrie de la télé-réalité – Studio 89, filiale de M6, Endemol et Adventure Line Productions – qui surfe, depuis 2001, sur ce phénomène d’audience. Balayé, l’argument de la défense selon lequel le programme consistait à « filmer la vie quotidienne d’individus ». « Pour travailler, il faut faire autre chose qu’être soi-même », plaidait Glem. Mais la Cour de cassation s’en est tenue aux conditions de tournage : mise à disposition 24 heures sur 24 des candidats, activités imposées, réactions déterminées par un scénario… « Nous avons caractérisé le lien de subordination entre les candidats et la société de production, qui reste le critère décisif du contrat de travail, et donc qualifié la prestation de travail », note un des magistrats. « La Cour de cassation confirme que l’important, pour déterminer s’il y a travail ou non, n’est pas ce que les gens font mais pour qui ils le font. Dès que l’activité est exercée dans un lien de subordination, pour le compte et l’intérêt d’un tiers, en vue de produire une valeur économique, elle est soumise au droit du travail. Peu importe que l’activité soit ludique ou pénible », martèle l’avocat Jérémie Assous qui, quinze jours après l’arrêt, revendiquait toujours plus de clients (265) et promettait une activité débordante aux prud’hommes. Pour récupérer les indemnités afférentes aux requalifications… et faire reconnaître le statut d’artiste-interprète des candidats ! Sa nouvelle croisade. L’arrêt, en tout cas, fait date. Endemol, qui produit « Secret Story » saison 3, démarré en juin sur TF 1, assure avoir « adapté les contrats ». « Il a dû faire signer des CDD d’usage, reconductibles de semaine en semaine », suppute Jérémie Assous. Endemol a aussi supprimé la diffusion du live en 24 heures sur 24 sur Internet. L’arrêt n’en laisse pas moins nombre de juristes sur leur faim. Car la Cour de cassation n’a pas engagé la discussion sur ce qu’est un travail. De peur d’ouvrir la boîte de Pandore sur un sujet très complexe, dont les frontières ne cessent de se redéfinir. A. F.

ENTRETIEN AVEC NORBERT ALTER, SOCIOLOGUE
“Le travail gratuit se déplace de l’entreprise vers la société”

Que pensez-vous des appels au travail gratuit lancés par certaines sociétés ?

Les entreprises qui demandent, crise aidant, à leurs salariés de renoncer à une partie de leur salaire sont dans une logique économique de baisse du coût du travail. Cela ne signifie pas qu’en temps ordinaire elles acceptent ou reconnaissent les dons des salariés, tout ce travail gratuit qu’ils effectuent en créant des liens sociaux et des coopérations… Pourtant, l’entreprise tire des bénéfices considérables de l’ingéniosité collective qui se déploie ainsi : tout le monde sait bien qu’une organisation ne peut fonctionner sans les dons de ses salariés, en initiatives, en temps, en prise de risques, en capacité à innover.

Vous estimez, au contraire, que l’entreprise n’a jamais autant dénié l’existence de ces dons…

Depuis dix ans, les salariés se plaignent de donner toujours plus à l’entreprise, sans que celle-ci reconnaisse la valeur de leur contribution. Ce mal-être est flagrant en fin d’année, lors des évaluations annuelles. De fait, les salariés sont évalués sur des objectifs qui correspondent au travail prescrit : ils ne sont pas évalués sur le travail réellement effectué, ce travail invisible qui permet notamment de traiter les dysfonctionnements et d’innover. Ce déni est ancien. Il est apparu avec la taylorisation, lorsque Taylor a interdit aux ouvriers la « flânerie » et a prescrit des procédures « scientifiques ». Ce problème est particulièrement aigu aujourd’hui. La complexité croissante du travail exige, plus que jamais, que les salariés échangent et coopèrent, car aucun ne détient à lui seul toutes les connaissances nécessaires à la réalisation de sa tâche. En même temps, les logiques d’entreprise, étroitement comptables, ne reconnaissent que le travail programmé, identifiable selon des indicateurs. Le management moderne refuse de reconnaître ce don.

Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

L’entreprise a une sainte trouille des comportements non prévus, surtout lorsqu’ils impliquent des modalités non conformistes, politiquement incorrectes. Or la coopération est fondée sur ces formes de relations archaïques. Le management tolère plus ou moins ces échanges informels, selon le niveau d’expertise des salariés. Les salariés pourvus d’expertise sont autorisés à « perdre » un certain temps à l’élaboration du lien social, mais le management ne le célèbre pas, ne le reconnaît pas. Plus encore, il l’externalise, par exemple, en emmenant les salariés deux jours « au vert », en invitant un clown. Mais, au quotidien, les gens n’ont pas le temps pour la pause-café, et la dérision est mal vue. Quant aux salariés jugés sans expertise, le management leur impose des procédures de rationalisation extrême du travail, sans temps mort.

Cette attitude explique-t-elle le désengagement des salariés ?

C’est dans l’espace de ces coopérations informelles que les salariés construisent le sens du travail. Atrophier le lien social, c’est nier à la fois l’investissement des salariés et leur refuser l’accès au sens. Il n’est pas étonnant qu’ils se désengagent, adoptent des comportements utilitaristes envers l’entreprise et investissent ailleurs. Le travail gratuit, qu’ils donnaient, se déplace de l’entreprise vers la société, l’humanitaire, les réseaux sociaux sur Internet…

Est-ce une tendance irrémédiable ?

Aucun comportement n’est immuable. Mais il faut souvent des drames pour que les entreprises évoluent. Renault a fini par relâcher un peu la pression sur les salariés après avoir connu une série de suicides sur le lieu de travail. L’entreprise leur accorde un jour par an de relâche, où ils y font ce qu’ils veulent, pique-nique ou barbecue. C’est reconnaître la nécessité des liens sociaux au travail. L’utilité de la « flânerie », comme disait Taylor.

Propos recueillis par Anne Fairise

NORBERT ALTER

Professeur de sociologie à l’université Paris IX-Dauphine, codirige le master Management, travail et développement social. Il est l’auteur, entre autres, de Donner et prendre, la coopération en entreprise (éd. La Découverte, 2009).

Auteur

  • Anne Fairise