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Politique sociale

La laborieuse Albion rechigne à se plier à la semaine de… 48 heures

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.05.2000 | Benjamin Quénelle

La réduction du temps de travail n'est pas la tasse de thé des employeurs britanniques ! Dix-mois après son entrée en vigueur, la semaine de 48 heures est loin d'être respectée outre-Manche. Heures sup « volontaires », signature forcée de clauses d'exemption, les salariés sont soumis à forte pression. Mais les procès commencent à pleuvoir.

Passer de 90 à 48 heures hebdomadaires, qui dit mieux ? Comme quelque 3 000 gérants de la chaîne Bass Taverns, William Marshall, le patron du Toby Jug, un pub de la banlieue de Birmingham, a obtenu à l'arraché le bénéfice de l'application de la nouvelle réglementation britannique sur la durée du travail. Mais, avant d'en arriver là, il a bataillé ferme avec son employeur. Un combat qui s'est soldé, en février dernier, par un compromis entre le syndicat des patrons de pub, le National Association of Licensed House Managers, et la chaîne britannique. William Marshall en avait assez des journées qui commencent à 8 heures, avec les livraisons de bière, et s'achèvent bien après le traditionnel coup de cloche de 23 heures, annonçant les dernières pintes. Une fois le dernier employé parti et le système d'alarme mis en marche, il est souvent plus de minuit lorsqu'il regagne son appartement de fonction, situé au-dessus du pub. Au total, ses semaines de travail représentent entre 80 et 90 heures. Il a théoriquement droit à deux jours de repos hebdomadaires, mais il consacre en réalité la plupart de ses dimanches à des tâches administratives.

Lorsque, en octobre 1998, après une condamnation de la Cour européenne, le gouvernement de Tony Blair parvient à faire adopter une loi limitant la semaine moyenne de travail à 48 heures et garantissant un minimum de trois puis de quatre semaines de congés payés par an, William Marshall pense pouvoir souffler un peu. Cette législation constitue une grande première outre-Manche : jusqu'alors, le temps de travail n'a jamais été l'objet d'une réglementation générale. « Vous vous rendez compte ? Pour la première fois, on a régulé le temps de travail des adultes en Grande-Bretagne. Jusque-là, il n'y avait aucun garde-fou », rappelle David Coats, chef du département des affaires économiques et sociales au TUC (Trades Union Congress), la puissante centrale qui fédère la majeure partie des syndicats britanniques. Un actif sur cinq travaille alors plus de 48 heures par semaine et plus d'un sur dix ne touche même pas de congés payés.

Bass Taverns traînée en justice

Se considérant comme un employé, le gérant du Toby Jug revendique les 48 heures. Mais Bass Taverns rétorque que les 3 000 patrons de pub sont des « managers indépendants », libres de décider de leur temps de travail. Une situation qui, selon les dispositions de la loi, exempte William Marshall et ses collègues de son champ d'application. « Ridicule ! s'exclame Peter Last, du National Association of Licensed House Managers. Ils ne sont pas du tout indépendants. Ce sont bel et bien des employés. Et la réglementation sur les 48 heures s'applique. » Le délégué du syndicat des patrons de pub rappelle que les horaires d'ouverture des établissements ont été progressivement étendus et que Bass a confié diverses tâches administratives aux gérants, en particulier pour la gestion des stocks.

Traînée en justice par William Marshall et un autre patron de pub, la direction du groupe Bass Taverns préfère régler le problème à l'amiable. « La législation n'était pas claire. Nous avons dû discuter avec nos avocats », explique Bob Cartwright, porte-parole de la chaîne de pubs, qui a finalement reconnu le statut d'employé à ses gérants. La nouvelle réglementation leur sera appliquée, notamment par la réorganisation et l'allégement des tâches administratives. « Nous allons simplifier le système informatique et, dans certains cas, nous envisageons la possibilité d'embaucher un adjoint au patron », indique Bob Cartwright. « Cet accord servira de modèle. Il aura un effet de ricochet sur les quelque 20 000 patrons de pub travaillant pour des chaînes dans l'ensemble de la Grande-Bretagne. D'ici à un an, ils seront tous couverts », jubile Peter Last, dont le syndicat est en négociation avec les autres chaînes de pubs.

Pas de jurisprudence

« Le cas de Bass est important. Mais il aurait fait jurisprudence s'il y avait eu un jugement et non un accord à l'amiable », souligne néanmoins Janet Williamson, en charge des questions du temps de travail au TUC. Car Bass n'a pas été la seule entreprise à revendiquer l'exemption prévue par la loi de 1998 pour les travailleurs « contrôlant leur propre temps de travail ». « Beaucoup ont affirmé que leurs managers étaient autonomes et n'étaient donc pas couverts par la réglementation. C'est une mauvaise interprétation. Cette exemption ne doit concerner qu'un petit nombre d'employés », ajoute Janet Williamson.

Les cas réels recensés par le TUC donnent un aperçu des différentes ficelles utilisées par les employeurs pour passer outre la loi. Certains expliquent carrément à leurs salariés que la réglementation ne les couvre pas parce qu'ils travaillent à temps partiel, parce qu'ils ne sont pas suffisamment nombreux dans l'entreprise ou que la loi ne s'applique qu'en cas de recours en justice. « De tels abus se produisent surtout dans les petites entreprises, moins dans les grandes où les syndicats sont présents », reconnaît Janet Williamson.

Les quatre semaines de congés payés ont également fait l'objet de nombreuses entorses. Une secrétaire d'un cabinet d'avocat s'est vu refuser ses congés payés au motif qu'elle avait obtenu un emploi du temps très flexible pour pouvoir s'occuper de ses enfants. Certaines entreprises diminuent les salaires pour couvrir le paiement des congés payés. D'autres prétendent que les congés payés ne concernent que les salariés ayant au moins cinq ans d'ancienneté. Beaucoup d'abus également avec l'opt out, c'est-à-dire la possibilité donnée aux salariés de s'exempter volontairement du champ d'application de la loi en signant une clause spécifique. « La plupart des plaintes que nous avons reçues concernent l'application de l'opt out. C'est l'une des principales failles du système, estime Janet Williamson. De nombreux salariés ont subi des pressions, les employeurs les menaçant parfois de licenciement s'ils ne signaient pas. »

Le patronat contre-attaque

« Mon employeur a refusé de me donner des informations et m'a demandé de signer l'opt out », raconte Mary, qui travaille 50 heures par semaine dans une entreprise agroalimentaire. « Nous avons eu le sentiment que si nous ne signions pas, nous allions perdre notre emploi. » Parmi les 3 000 patrons de pub de Bass, plus de la moitié ont choisi cette exemption, selon la direction de la chaîne. Mais, pour le National Association of Licensed House Managers, la direction du groupe a largement profité du manque d'information des gérants sur la nouvelle réglementation de la durée du travail.

Bien entendu, le patronat britannique relativise l'importance de ces abus. « Ces nouvelles réglementations ont créé une certaine confusion pour beaucoup d'entreprises et de salariés », estime Frédérique Bosvieux, chargée de mission sur le temps de travail au CBI (Confederation of British Industry), principale organisation patronale outre-Manche. Elle souligne à l'envie les résultats d'une enquête menée auprès d'un échantillon d'entreprises : 52 % ont répondu que la loi sur le temps de travail a eu un impact négatif sur leur activité, alors que 11 % seulement stigmatisaient la création du salaire minimum, autre grande réforme du gouvernement Blair. « Pour nombre d'entreprises, cela a été un nouveau fardeau administratif avec beaucoup de paperasse à remplir », observe Frédérique Bosvieux. Le CBI a vaillamment défendu et obtenu un amendement important : l'extension de la notion de « temps de travail non mesurable », qui permet, dans certains cas, de ne pas comptabiliser les heures supplémentaires effectuées volontairement dans le calcul de la semaine de 48 heures. Le gouvernement Blair a cependant publié un guide d'explication sur cet amendement. Objectif : éviter qu'un trop grand nombre de cols blancs, contraints de travailler davantage que leurs horaires contractuels, ne soient exemptés de la réduction légale du temps de travail.

Des procès en pagaille

En dépit de l'adoption d'une réglementation sous la pression de l'Union européenne, la Grande-Bretagne n'en a donc pas fini avec les semaines à rallonge. « Le débat en Grande-Bretagne est bien différent de celui qui occupe la France avec les 35 heures. Aujourd'hui, on aimerait déjà ramener tout le monde à 48 heures », souligne David Coats, du TUC. Car, loi de 1998 ou pas, plusieurs millions de Britanniques sont encore abonnés aux semaines de 50 heures. Essentiellement des salariés payés à l'heure qui veulent gagner le plus d'argent possible, des employés à bas salaire qui font des heures supplémentaires ou qui cumulent avec un autre travail pour obtenir un salaire correct, mais aussi des cadres qui collectionnent les heures supplémentaires, le plus souvent non payées. « La culture des longues journées de travail en Grande-Bretagne vient en partie des heures supplémentaires qui restent plus courantes ici que dans la majorité des pays européens », admet Frédérique Bosvieux. Mais la multiplication des procédures engagées en justice par des salariés contre leur employeur pourrait bien changer la donne.

L'Institute of Directors, qui regroupe des dirigeants de petites et moyennes entreprises, le confirme : les procès, en particulier dans les services, sont en nombre croissant. L'année dernière, cinq mineurs de fond, soutenus par leur syndicat, ont gagné un procès devant la Haute Cour contre leur employeur, RJB Mining. Ils avaient été contraints de travailler plus de 48 heures alors qu'ils venaient de refuser de signer l'avenant individuel à leur contrat de travail. Quant à William Marshall, il attend avec impatience la mise en place des 48 heures par Bass Taverns pour déléguer une partie de son travail à son nouvel adjoint et s'occuper enfin de son jardin !

Les Britanniques, ces bourreaux de travail

Il y a plus de 1 million de bourreaux de travail en Grande-Bretagne. C'est ce qui ressort d'une enquête de l'Institute of Personnel and Development (IPD). Selon le portrait-robot de l'IPD, c'est, à part égale, un homme ou une femme, passionné(e) par son job, qui travaille plus de 60 heures en moyenne par semaine. Un choix dans plus de la moitié des cas. Pour un tiers, ce sont des travailleurs indépendants. Moins de 5 % d'entre eux affirment que la surcharge de travail a provoqué le divorce de leur couple. À ces « work alcoholics », s'ajoutent les « long hours workers », comme les appelle l'IPD, c'est-à-dire ceux qui dépassent le seuil des 48 heures. Florian Kluge, 27 ans, spécialiste en fusions-acquisitions, qui travaille à la City pour la banque d'investissements Dresdner Kleinwort Benson, en fait partie. « Les 48 heures ? Je suis contre une législation. C'est inutile dans une économie libérale. En signant mon contrat, j'ai automatiquement accepté d'être exempté de la réglementation. Je suis censé travailler 35 heures par semaine. Mais je fais plutôt 70 heures. J'arrive au bureau vers 8 h 30 et repars vers 22 heures – minuit au moins un soir par semaine. C'est très courant à la City. Les bonus de fin d'année paient pour nos heures supplémentaires. » Les hommes représentent les trois quarts des long hours workers. Dans 90 % des cas, c'est un choix personnel et non contraint. Un quart affirment s'investir davantage dans leur vie professionnelle que dans leur vie privée. Mais plus d'un quart expliquent aussi que ces « longues heures » ont créé des tensions dans leur couple. Et pour cause, ils n'hésitent pas à sacrifier un jour férié comme Noël (près de 70 %), et deux sur cinq racontent qu'à cause du travail il leur est arrivé de manquer l'anniversaire d'un enfant ou un événement à l'école.

Auteur

  • Benjamin Quénelle