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Enquête

Le client roi est mal élevé

Enquête | publié le : 01.12.2011 | Laure Dumont

Au téléphone, au guichet, dans le bus, les incivilités des clients génèrent du stress et de la violence. De la formation des équipes à la sensibilisation du public, il existe différentes voies pour prévenir les risques.

Il y a ce frustré revanchard qui lance à une employée de la CAF : « J’t’attends à la sortie et je te casse la gueule ! » Il y a ce grand violent qui balance un coup de poing à son interlocutrice par-dessus le comptoir. Ou cette cliente, excédée par sa Livebox en panne, qui hurle au téléconseiller de France Télécom-Orange : « Allez donc vous jeter par la fenêtre ! » Et puis il y a tous ces indifférents qui ne s’embarrassent ni d’un bonjour ni d’un merci et qui ne daignent même pas gratifier leur interlocuteur – qu’il soit chauffeur de bus ou caissière – du moindre regard.

La RATP, en créant le site Internet Chervoisindetransport.fr, ne pensait pas qu’elle contribuerait à l’élaboration d’une véritable encyclopédie des petites et grandes incivilités que vivent quotidiennement ses 10 millions d’usagers. Chacun y va de son anecdote sur ces pages, qui pourraient ressembler à un défouloir mais qui s’avèrent en fait pleines d’humour. Femmes enceintes lassées de quémander une place assise, voyageurs dégoûtés par les grattages de nez, bâillements à s’endécrocher la mâchoire, avec vue sur glotte et plombages, et par les odeurs corporelles incommodantes de leurs « chers voisins de transport »… le voyage vaut le détour. De juin à septembre, le site a reçu 200 000 visites, de cinq minutes en moyenne, et 142 000 contributions : un vrai succès. « L’idée était de susciter une prise de conscience sur le sujet des incivilités et surtout de nouer un dialogue entre les voyageurs », explique Sarah Arnett, responsable de la marque RATP. À la Régie autonome des transports parisiens comme à la SNCF ou encore à ERDF, mais aussi dans les agences bancaires ou dans les services sociaux, les incivilités augmentent. « On assiste aujourd’hui à une montée de l’agressivité interpersonnelle, souligne David Gentilhomme, créateur de l’organisme de formation Crise-Up. Les relations sont de moins en moins cordiales, de plus en plus rapides. Nos besoins ne cessent d’augmenter et cela génère une grande frustration quand ils ne sont pas assouvis immédiatement. Les gens n’ont plus aucune patience. » Chez Pôle emploi, l’agressivité est montée d’un cran avec la prise en otage, fin octobre, de deux responsables d’une agence parisienne, retenus trois heures par un demandeur d’emploi à bout. Le 14 novembre, les agents, exaspérés, se sont mis en grève pour manifester contre le manque de moyens du service public de l’emploi et la forte dégradation de leurs conditions de travail face au public.

L’engrenage est infernal, quand il ne devient pas explosif : « Moins il y a de communication, plus il y a de malentendus, voire de conflits », décrypte Marleine Mazouz, consultante et formatrice chez Demos sur la gestion de conflits. « Depuis deux ans, nous constatons chez les salariés en contact avec la clientèle un besoin croissant d’accompagnement », note de son côté Christine Ducœur, formatrice indépendante qui anime pour Demos des stages de trois jours autour des techniques de l’accueil.

Une montée en puissance accentuée par la crise. Pourtant, le sujet n’est pas nouveau. À la RATP, la première campagne de sensibilisation du grand public sur les incivilités date de 1997. Et dans le secteur de la banque, les premiers accords portant sur les agressions en tout genre ont été signés en 1976. Mais la montée en puissance est réelle, accentuée par la crise. « Depuis 2008, les salariés des banques sont assimilés aux traders ou aux financiers des fonds de pension par le grand public, constate Jacques Lemaire, directeur de la formation à Banque populaire Val de France. Parallèlement, certains clients connaissent des difficultés financières. Cela crée des tensions dans les agences. » Dans la branche, le nombre d’actes d’incivilité a progressé de 34 % entre 2007 et 2008, et il est passé de 2 253 cas à plus de 3 000 dans toute la France entre 2008 et 2009. Pour répondre à ce phénomène, l’Association française des banques (AFB) a négocié en 2009 un « accord sur le phénomène des incivilités et des violences à l’occasion des relations commerciales avec la clientèle ». Ce texte définit les incivilités et des actions de prévention pour tenter d’aider les salariés du secteur à faire face à ce phénomène en croissance. « Mais on aurait voulu que les entreprises s’engagent à déposer plainte systématiquement et qu’un affichage dans les agences bancaires avertisse clairement la clientèle des risques qu’elle encourt en cas de dérapage, regrette Régis Dos Santos, délégué SNB-CFE-CGC. C’est la perspective de poursuites en justice qui est dissuasive. »

Dans le réseau des agences EDF, 200 cas d’incivilités sont recensés chaque année. « Ils sont systématiquement remontés au CHSCT et à la direction nationale, qui est très attentive et transparente sur ce sujet, reconnaît Alain Quesnel, représentant syndical CFDT. Compte tenu du fait qu’un million et demi de clients passent par nos boutiques chaque année, ce chiffre est relativement bas, et la tendance est à la baisse sur 2010-2011. » Chez ERDF en revanche, les agents déplorent une situation plus difficile : 400 cas d’agressions verbales ou physiques sont comptabilisés par an. « C’est un sujet sensible, reconnaît Philippe Lèbre, délégué syndical central CFDT, même si ce chiffre est stable. Depuis la libéralisation du marché de l’électricité, l’offre est beaucoup moins lisible pour les clients, qui, face à la multiplicité des acteurs, ont du mal à s’y retrouver. Les agents du réseau, par exemple, gèrent physiquement la coupure d’électricité en cas d’impayés, sans en être les décideurs. Cela peut générer des situations très tendues sur le terrain. »

Mauvaise conjoncture, complexité des offres : si les clients ont de quoi s’énerver, les entreprises, elles, ont réalisé qu’elles devaient affronter le problème et accompagner leurs salariés sur cette question de la relation client, épineuse mais cruciale. « La compétitivité entraîne réduction des coûts et des délais, et augmen­tation de la qualité : voici un triangle redoutable, généra­teur de stress, avance Marleine Mazouz, consultante et formatrice. Aujourd’hui, les entreprises veulent prévenir les risques psychosociaux pour leurs salariés, elles ne peuvent faire l’économie d’un travail sur ce sujet. » Leur demande de formation sur la gestion des conflits et l’accueil ne cesse d’augmenter. Chez Demos, le nombre de stagiaires pour « Savoir gérer les conflits » est passé de 6 en 2004 à 172 en 2011.

Pour les entreprises, impossible donc de faire abstraction de cette population d’usagers et clients pressés, exigeants et parfois très agressifs, qui déboulent dans leur réseau et épuisent nerveusement des équipes pas toujours bien « armées ». La principale réponse qu’elles apportent est préventive, grâce à la palette de plus en plus vaste que proposent les organismes de formation : accueil, communication interpersonnelle, gestion de conflits… « La réponse naturelle à l’agression est la défense, explique David Gentilhomme, de Crise-Up. L’idée des formations que nous proposons est de contourner ce réflexe, de fournir des techniques d’apaisement qui permettent d’éviter la surenchère et de renverser la culpabilité en montrant que c’est bien le client agressif qui a un comportement déviant, pas le guichetier agressé ! »

Dans certains secteurs, ces stages deviennent même systématiques. Banque populaire Val de France, qui regroupe 2200 salariés dans l’ouest de la France, dont 1400 dans les 200 agences du réseau, a lancé un vaste programme en 2006. « Tous nos nouveaux collaborateurs bénéficient d’un module systématique sur la gestion de l’agressivité de la clientèle, explique Jacques Lemaire, le directeur de la formation. 1 300 personnes ont suivi un stage d’une demi-journée à un jour sur ce sujet. » Cette campagne de formation se termine, mais la banque envisage de la renouveler régulièrement.

Agressions verbales et physiques. Chez Domaxis, un bailleur social privé, les 510 salariés – des gardiens à 50 %, mais aussi des personnels de ménage – souffrent depuis quatre à cinq ans d’une augmentation des agressions verbales, voire physi­ques. « Nous avions déjà mené des formations sur la gestion des conflits, mais face à l’augmentation des incivilités des locataires, nous avons dû mettre en place, en amont, des modules de formation plus adaptés et pragmatiques et, a posteriori, des procédures de signalement systématique, avec dépôt de main courante, établissement d’une fiche incident et aide psychologique », raconte François Soudy, responsable de la formation. La plupart des salariés de Domaxis ont suivi, par groupes de 30, un stage de deux jours élaboré avec l’organisme Crise-Up, avec exercices pratiques et mises en situation. 100 % des gardiens d’immeuble l’ont suivi. Avec un bénéfice annexe, voulu par la direction : ces sessions ont permis aussi de mener un travail sur la cohésion des équipes.

Si les entreprises ont désormais intégré que la préparation et l’accompagnement de leurs salariés face aux comportements inci­vils des clients est bel et bien de leur ressort, doivent-elles aussi intervenir auprès des usagers pour contenir leurs débordements de plus en plus fréquents ? Pour la RATP, la question ne se pose plus : « 83 % des Franciliens estiment que nous avons un rôle à jouer dans la prévention des incivilités en incitant les gens à bien se comporter : il y a une attente et un besoin très forts », indique Sarah Arnett, responsable de la marque. Mais comment toucher les clients sans jouer les donneurs de leçons et braquer tout le monde ?

Depuis sa première campagne il y a quatre ans, la régie parisienne a résolument opté pour l’humour. Sa dernière opération de commu­nication, « Restons civils sur toute la ligne », lancée en septembre, met en scène des grenouilles fraudeuses, des paresseux sans gêne et des taureaux bousculeurs pour illustrer la bête qui sommeille en chacun de nous…

Mais au-delà du clin d’œil, la régie a saisi cette occasion pour entamer un travail de fond sur la question des incivilités dans le monde d’aujourd’hui. Fin novembre, un Livre blanc devait paraître sur le sujet, rendant compte de l’expérience du site Chervoisindetransport.fr, décryptée par un sociologue, et du forum organisé en septembre sur le thème « La civilité, ça change la ville ». « De notre point de vue, une incivilité, c’est le désagrément que procure un individu au collectif, définit Hans Clausen, responsable de la prévention et de la sécurité pour le réseau bus de la RATP. C’est une notion difficilement palpable qui relève du comportemental. Je ne sais pas si les incivilités augmentent, et il nous est impossible de le mesurer dans nos réseaux. Mais ce qui est certain, c’est que les comportements changent, la société évolue. Et nous devons nous adapter. » En protégeant des salariés de plus en plus exposés, mais aussi en alertant le public sur les limites à ne pas dépasser. En gardant la tête froide… et de l’humour.

Dominique Picard Psychosociologue, professeur des universités
“Pilier du savoir-vivre, le respect devient synonyme de politesse”

Qu’est-ce que la politesse ?

C’est l’ensemble des règles, écrites ou tacites, considérées comme les meilleures par un groupe humain pour vivre ensemble. C’est l’huile dans les rouages des relations sociales. Tous les groupes humains étudiés par l’anthropologie, l’histoire, la sociologie en ont, mais elles ne sont pas universelles. Les groupes différents définissent des règles différentes, et c’est ce qui les cimente. Chez nous, quand un adulte s’adresse à un enfant, l’enfant doit le regarder dans les yeux. En Asie, l’enfant doit au contraire baisser la tête. Mais il y a la règle de surface et la règle profonde : les règles sont sous-tendues par des valeurs, elles ont un sens qui peut se rejoindre d’une culture à l’autre. Si l’on reprend l’exemple de l’enfant et de l’adulte, la valeur profonde des deux comportements décrits, en Europe et en Asie, est le respect que l’enfant doit à l’adulte.

Est-ce important pour les cadres internationaux de maîtriser les règles de politesse des pays où ils travaillent ?

Tous ont dans leur valise un fascicule sur les règles de savoir-vivre en vigueur dans ce pays. Mais s’il s’agit d’une simple liste, on ne prend pas le problème par le bon bout. Les règles expriment les valeurs d’une culture et c’est ce rapport qu’il faut comprendre. À l’étranger, on se retrouve souvent dans des situations imprévues qui obligent à improviser. Si l’on a bien perçu le sens profond des règles, on sera éventuellement maladroit, mais jamais incongru.

Constatez-vous une montée de l’impolitesse ?

Les gens le ressentent ainsi, et ce constat est important. Mais il n’est pas nouveau. Au XVIe siècle, des ouvrages déploraient déjà que les gens ne soient plus aussi polis qu’avant. Ce n’est pas l’humain qui change, mais le contexte dans lequel il évolue. Les sociétés sont plus multiculturelles, et comme les règles ne sont pas les mêmes d’une microculture à l’autre, on ne se comprend pas toujours et on trouve que les autres sont impolis. Les évolutions techniques jouent un rôle aussi : une invention comme le téléphone portable heurte les systèmes fondamentaux de la politesse.

Ces nouveaux outils appellent-ils de nouvelles règles ?

Un des piliers de la politesse est la séparation entre les univers privé et public : on ne se comporte pas de la même manière chez soi, dans la rue, au bureau… Or en permettant la tenue de conversations privées en public, le téléphone mobile casse cela. D’où la nécessité de créer de nouvelles règles, écrites ou tacites, concernant son usage, comme celle d’éteindre son portable en réunion. Au fond, ce qui compte, c’est de respecter les autres. Pilier du savoir-vivre, le respect est tellement fondamental qu’il devient quasiment synonyme de politesse, notamment chez les jeunes.

Comment redéfinir les règles du vivre ensemble en entreprise ?

Les meilleurs règlements internes sont ceux qui ont été pensés collectivement. Tout le monde a son mot à dire et est légitime sur ces questions, du technicien de surface au P-DG. Les open space ont considérablement changé la vie au travail, on ne peut plus frapper avant d’entrer par exemple. Mais des sortes d’espaces psychologiques se créent, fondés sur le langage non verbal : il y a une façon de tourner le dos qui montre que l’on a envie d’être tranquille par exemple. En revanche, chuchoter est mal vécu, car cela montre que l’on a des secrets, que l’on exclut les autres. La politesse veut que chacun ait sa place en fonction de son identité, c’est une reconnaissance. Or nous vivons une période troublée de ce point de vue : les gens manquent de repères, ils peinent à se définir dans l’univers mouvant dans lequel ils évoluent et ont du coup du mal à être reconnus et à reconnaître l’autre. Propos recueillis par Laure Dumont

Auteur

  • Laure Dumont